Quelques cartes (ok, une tartine, accrochez-vous!) pour dégager un message militant pour 2018.
Introduction : une carte d’oracle pour donner le ton
Equality (jeu: Creatures of the Moon, a story-telling oracle). Oups, on commence par un mot que je n’aime pas beaucoup dans le contexte du militantisme. Les registres de l’ « égalité », des droits, de l’égalité des chances/des droits reflètent une approche réformiste ou assimilationniste. Ils demandent une place dans le système (judiciaire entre autres) ou une égalité avec les dominant-e-s. Ils ne remettent pas en cause la structure profondément injuste et inégalitaire de ce système. Des registres à manier avec précaution car, s’ils peuvent déboucher sur des acquis nécessaires pour améliorer la (sur)vie de certain-e-s, ils cautionnent aussi les pouvoirs en place.
La carte est tirée pourtant. L’égalité… Qu’est-ce qu’on met dans ce concept ? Est-ce un souhait ou un outil à mobiliser ? En version constat « Nous sommes tou-te-s égaux-ales » : n’est-ce pas là une phrase toute faite, un vœu (pieu) qu’on fait passer pour une réalité dans un tour de force qui sert à masquer l’ensemble des inégalités qui, quant à elles, sont bien présentes ? Dans l’idéal, l’égalité, c’est super. Dans les faits, « nous sommes tou-te-s égaux-ales » masque la réalité des systèmes d’oppression.
Et puis, cette phrase exprime le confort des privilèges. Qu’aurions-nous à perdre si nous réclamions une égalité effective au lieu de prôner une approche qui ne prend pas en compte les constructions sociales profondément inégalitaires et injustes de la race (colourblind), du genre, du sexe et des sexualités, de la classe. Qu’apporte cette approche qui nie l’existence d’une construction/fabrication/production/exploitation des corps sains, valides, malades, handicapés, gros, minces, racisés comme blancs ou comme non-blancs, migrants, traumatisés, exploités, jubilants, résistants et la stigmatisation/discrimination et des violences envers ceux qui sont trop éloignés de la norme ? Qu’aurions-nous à perdre si nous prenions réellement en compte les traitements différenciés et les structures qui les soutiennent ? Et par là, si on dévoilait ceulles qui en retirent quelque chose. N’est-ce pas en les désignant que la justice sociale à tout à gagner quitte à mettre à mal une égalité de façade ?
Masquer les différences sous couvert d’une égalité rêvée ou du « mythe d’une égalité déjà là », c’est refuser le réel changement social. C’est refuser de s’impliquer pour la justice sociale. Et, surtout, c’est refuser de se positionner. En route vers 2018, c’est le moment de se remettre en question. A nous d’évaluer ce que nous retirons de nos privilèges, ce que nous sommes prêt-e-s à perdre et à risquer. A nous de décrypter quand on éclipse les autres, quand on les silencie et de renoncer à ce fonctionnement. A nous de cerner comment on peut utiliser nos privilèges au lieu de se cacher derrière eux pour justifier notre inaction. Comme l’hippocampe sur cette carte, il est temps de plonger dans les eaux troubles de nos positions sociales.
Voici venu le moment de nommer les privilèges que l’on retire des inégalités. Où se trouve-t-on dans les rapports de pouvoir ? Et qu’aurait-on à perdre d’une égalité qui ne serait pas un miroir aux alouettes, mais effective – c’est-à-dire engageant une redistribution du pouvoir et/ou un anéantissement des pouvoirs en place ? Il y a beaucoup de questions à se poser en tant que groupes sociaux et en tant qu’individu-e-s appartenant à ces groupes.
Qu’avons-nous à perdre en tant que blanc-he-s ? En tant que valides ? Qu’est-ce qu’être valide ? Qu’avez-vous à perdre en tant qu’hétéras et hétéros ? A quelle respectabilité s’accroche-t-on avec la minceur ? Au détriment de qui et pour le profit de qui ? Qu’avons-nous à perdre quand on est issu-e-s de la classe moyenne ? Comment peux-tu contribuer au mieux au changement social si tu as grandi dans la pauvreté avant d’accéder à une certaine aisance ? Comment cela informe-il ta position de classe ? Ou à l’inverse, si tu as le filet de sécurité d’une famille aisée mais la précarité d’une vie d’artiste sans revenus ? Comment utilises-tu ton capital social et culturel ? En tant que blanc-he-s peut-on soutenir les luttes anti-racistes sans jouer aux sauveur-ses bourré-e-s de supérorité ? Qui doit prendre le plus de risques pour demander la réécriture des manuels scolaires sur l’histoire coloniale ou pour vandaliser les statues de Léopold 2, le roi génocidaire ? Es-tu prêt-e à prendre le risque ? Es-tu prêt-e à refuser ta part du gâteau, à te taire ou à céder la place sur le devant de la scène et la reconnaissance financière et/ou artistique qui va avec pour laisser la parole aux personnes moins privilégié-e-s que toi et qui ont davantage besoin de cet espace pour yels et pour leur communauté ?
Les rapports de pouvoir dans la société se reflètent dans chacune de nos interactions. C’est peut-être bien la fête aujourd’hui… mais pour qui ? Qui peut se payer quoi ? Qui ne sera pas en sécurité dans les rues ce soir ? Qui dort à la rue ? Qui se trimbale des traumatismes qui déclenchent des phobies sociales ? Qui n’a pas d’ami-e-s et pourquoi ?
Cette première carte m’inspire un exercice à faire, sous forme d’un tirage ou autre chose.
- Quel est mon engagement pour la justice sociale en 2018 ?
- Entre réflexion, apprentissage, auto-réflexivité et passage à l’action, que puis-je faire ?
- Le burn-out militant, on n’a pas fini d’en parler, quelles sont mes limites ? Quand dois-je refuser de diluer mon intégrité dans une lutte qui me paraît foireuse ?
Je tire des cartes du grandiose Next World Tarot de Cristy C. Road pour tenter d’y répondre.
- Quel est mon engagement pour la justice sociale en 2018 ?
C’est la carte de La Justice qui sort. J’y pensais en rédigeant ce texte depuis que j’ai tiré la carte de l’égalité et j’avoue que je m’attendais à la tirer parmi les 78 . Je pensais aux paroles de Cristy C. Road, une artiste queer et racisée comme non-blanche vivant aux Etats-Unis. Au lieu de répéter ce que les personnes concernées disent mille fois mieux que moi (ça va de soi!), je traduis son interprétation de la carte. Le texte en anglais est sur sa page: https://www.facebook.com/CristyCRoad/photos/a.205458216161361.54830.166845026689347/1952723704768128/?type=3&theater
« Quand la justice règne, les communautés qui sont dans les marges sont sublimées. Ce à quoi l’oppresseur-e répond en se renforçant afin de maintenir son pouvoir. L’histoire des présidentielles états-uniennes en témoigne : les conservateurs les plus intolérants se sont élevés en des temps de résilience humaine. Pour en finir avec les systèmes ancrés dans le racisme, la misogynie, le validisme, l’homophobie et la haine, il faut reformuler la désobéissance et l’agitation civiles. La Justice, c’est te connecter aux racines d’un mouvement et pratiquer à fond ce en quoi tu crois. La Justice, c’est la responsabilité par rapport à tes actes et à ta position (accountability). La Justice, c’est une fête tapageuse de vérité et d’amour et de défis et d’humanité. C’est la leçon apprise à l’instant, qui affecte d’ores et déjà la vie dont tu fais l’expérience.
La Justice, c’est pas une histoire d’équilibre. C’est une attaque fougueuse faite à la haine et aux préjugés. C’est l’élévation des voix marginales au lieu de parler à leur place.
La Justice te demande de t’entraîner à parler avec les tripes parce que c’est ça ta réponse à l’injustice. Revendique le pouvoir derrière ton corps noir, brun, non-blanc, magique, hors-norme et parfois dénigré. La Justice, c’est l’amour de soi (self-love) envers et contre tout. La Justice, c’est cette marche où t’as enfin pu dire « Je suis là, je suis queer, et on me la fait pas, merde ! ». La Justice, c’est lâcher prise par rapport aux affiliations toxiques qui ont effacé ton pouvoir personnel, tout en acceptant ta responsabilité pour le rôle que tu as joué là-dedans. La Justice, c’est de partager ce pouvoir avec ceulles qui en ont besoin.
La Justice, c’est te poser les questions qui vont purifier ta conscience ou bien te laisser respirer. Quelles sont les structures de pouvoir dans ta vie, à cause des traditions ou de l’histoire, qui remettent en cause La Justice ? Pourquoi pardonne-t-on à ceulles qui n’ont pas conscience de nos luttes ou qui les méprisent ? Pourquoi je suis là ; à ce rassemblement, à cette manifestation, dans ce mouvement, dans cet esprit ? Est-ce que je me réapproprie un mouvement qui n’est pas le mien ? Est-ce que j’en retire un quelconque profit ? Est-ce que mon cœur y est ? Est-ce qu’on m’utilise ? Est-ce que je sers de caution, de garantie ou de faire-valoir (token) ? Est-ce que je suis en sécurité ? Est-ce que c’est safe pour moi ?
La Justice, c’est la connaissance du sentiment d’être chez soi. C’est savoir que ta respiration a de la valeur, c’est être validé-e et avoir l’autorité totale sur ton corps.
La Justice est fabuleuse et elle veut que tu sois présent-e dans sa révolution. »
- Qu’est-ce que j’embarque avec moi ?
Le 8 de bâtons. Savoir t’envoler, savoir te laisser porter. Avec joie et légèreté malgré l’ampleur de la tâche qui t’attend. Arrêter de te poser dix milles questions et, si tu peux le faire, décolle avec la brillante idée qui germe en toi. Dis-oui sans hésiter à la proposition pertinente et ambitieuse. Fais usage de tes capacités. Ne renie pas tes compétences. Tu as souvent tendance à les diminuer mais elles sont là. Embrasse-les, revendique-les, tu as à apporter à cette lutte. Ta voie ne sera pas nécessairement être de toutes les manifs. Les manifestations sont souvent empreintes de masculinité toxique voire de violences sexistes. Elles consistent généralement à bouger à un rythme soutenu calqué sur un mode de déplacement valide qui ne convient pas à tout le monde. Peut-être que tu vas ouvrir ta porte à des migrant-e-s pour une nuit ou pour un an. Peut-être que tu vas ouvrir un blog où tu partageras des analyses ou des photos ou tout autre contenu libre d’accès pour toucher ta communauté. Peut-être que tu es un-e hactiviste qui s’ignore. Peut-être que tu peux faire un don d’argent pour un festival / un espace queer et.ou racisé (Queerasse / Le Space / La Mutinerie) ou pour soutenir une artiste trans (Otter Lieffe) ou bien pour soutenir la transition d’une personne trans ou pour acheter des sacs de couchage ou tout autre matériel pour les migrant-e-s que nos gouvernements refusent d’accueillir et traitent avec violence (deux euros cinquante). Ou bien créer de la mobilisation ou des choses concrètes autour de ça. Ou peut-être que tu as une idée ou une proposition complètement différente. Embarque cette énergie d’action pure, puissante et constructive dans ton parcours militant ou artiviste pour 2018.
- Entre réflexion, apprentissage, auto-réflexivité et passage à l’action, que puis-je faire ?
Le 9 de pentacles est la reine du do it yourself. Elle bricole des solutions pour les autres : remèdes de sorcières pour nettoyer un squat, système pour un podcast alternatif diffusé en ligne, gueulophone pour une manif ou une performance militante, retaper meubles de récup pour un espace safe, pour des personnes qui ont trouvé un logement ou qui vivent dans des conditions insalubres, préparer un bon repas pour les potes en galère ou pour des inconnu-e-s qui en ont besoin. Elle est consciente des privilèges qui lui permettent de développer et de partager ses compétences.
Des compétences qu’elle utilise pour elle-même! C’est vital pour contre-balancer l’énergie énorme que le 8 de bâtons met dans la lutte. Elle a besoin de créer son jardin secret, aussi safe et autonome que possible. Pour elle-même avant tout : pour se ressourcer, pour créer, pour réfléchir, pour prendre soin d’elle. Cet espace (physique ou non) est rempli d’amour. Peut-être sera-t-il un jour un havre de ressourcement pour d’autres aussi. A l’image du 9 de pentacles, ne sacrifie pas ton bien-être ou les instants de répit que connaît ta précarité ou à ta maladie dans le combat pour la justice sociale. Pour ne pas t’effondrer durablement, ne culpabilise pas de l’énergie que tu consacres à cet espace. Si elle est vitale pour toi, elle l’est aussi pour le monde. Les politiques queer radicales redéfinissent l’amour, l’intimité, le sexe, l’épanouissement et aussi les notions d’égoïsme ou de sacrifice de soi. N’aie pas peur d’envoyer valser les impératifs du/de la bon-ne artiviste. A travers ton engagement, au gré des chemins de traverse et des énormes détours, au fil de tes pauses, tu ouvres la voie à nos multitudes. Même quand tu ne te poses pas la question. Même si tout ce que tu as en tête est ta survie.
- Le burn-out militant, on n’a pas fini d’en parler… quelles sont mes limites ? Quand dois-je refuser de diluer mon intégrité dans une lutte qui me paraît foireuse ?
Le 6 de bâtons fait également écho au 9 de pentacles. Les éphémères moments de victoire ou de répit sont chers et bancals. Émerveille-toi de ce que tu as accompli. Quand personne ne reconnaît ton apport, prends quand même le temps de profiter. Immerge-toi dans ton succès. Regarde les blessures dont tu as pris soin, les cicatrices brillent. Leurs scintillement t’offre une beauté à mille lieux des standards. Le monde hétérociscapitaliste blanc est encore bien en place. Il te faudra retourner au combat, en baver, soigner tes proches et des inconnu-e-s, voir les tiens qui crèvent sous les coups de la police ou qui « perdent » leur job pour que les riches continuent de s’enrichir au détriment de vos vies et de la planète… et répliquer. Alors, juste pour quelques heures ou pour quelques semaines, profite de tes victoires, profite de la lumière. Brille ! Avec les luttes à venir restent dans un coin de ta tête, resplendis. Comme le disait le 9 de pentacles : le changement social va prendre du temps, ne t’épuise pas trop vite.
- Conseils/inspiration
La confiance du Vessel Oracle. On a de la magie dans les mains. On peut compter les un-e-s sur les autres. Même si tu es seul-e à en crever pour le moment, aie confiance, ta communauté n’est pas loin. Et fais-toi confiance pour demander le soutien dont tu as besoin s’il ne vient pas à toi. On peut aussi placer notre confiance dans nos capacités à se battre pour la justice sociale pas uniquement dans la réaction aux oppressions et la réplique aux dominant-e-s, mais aussi dans l’invention et la création d’alternatives.