La trichotillomanie est le besoin, qualifié de « compulsif » ou « impulsif » par l’establishment psychiatrique, d’arracher ses poils et/ou cheveux. J’ai commencé à m’arracher les poils pubiens à 16 ou 17 ans. Les cheveux ont suivi peu après.
Une phase d’arrachage débute en rêvassant, sans même y penser, ou est déclenchée par le repérage d’un bouton ou d’un poil incarné. L’état de transe s’établit en quelques minutes. Je recherche des poils ou cheveux dont le follicule est enrobé d’une sorte de sébum blanc que j’enlève consciencieusement. A doigts nus, le mécanisme ne permet de déraciner qu’un cheveu à la fois. Le rodage de la technique livre toutefois des résultats évidents. Armée d’une pince à épiler, les dégâts sont plus visibles et pas uniquement dans l’amas de cheveux qui jonchent le sol. La peau se retrouve à nu en quelques « séances ». Chauve.
Au bout de plusieurs semaines de pratique, mes cheveux se firent éparses. Après quelques mois, les zones où le cuir chevelu était apparent, les « trous », se multiplièrent. Elles se situaient avant tout au niveau des parties du crâne d’atteinte aisée : tout autour des oreilles et sur le sommet de la tête. Résilients, les cheveux repoussaient. Ces nouvelles cibles nécessitaient le recours à la pince à épiler. Elle attrape des pousses de quelques millimètres.
J’ai porté des foulards puis des fichus pour couvrir une partie de ma tête plusieurs mois après le début de la trichotillomanie. A l’université, quelqu’une m’a conseillé les chapeaux. J’ai alors opté pour les casquettes bombées, souvent en velours, vaguement à la mode en ce début des années 2000. Jamais chauve techniquement, j’avais pourtant très peu de cheveux. Et c’était évident derrière mes attirails. Je suis passée aux perruques quatre ans plus tard. Avec le temps, j’ai appris à exceller dans l’art de les nouer pour qu’elles fassent « naturel ». Ça évite le harcèlement quotidien et les murmures sur mon passage. Et puis, bien plus tard, j’ai « osé » changer de perruques quand bon me semblait. Bref, ne plus chercher un « passing » de chevelée – de vraie femme quoi. Il m’a fallu encore des mois pour ne pas systématiquement garder ma perruque en compagnie de proches.
Le truc, c’est que c’est un enjeu performatif et voyeuriste. Il faut prouver puisqu’il faut le voir pour le croire. Les gens veulent savoir ce qui se cache là-dessous et pourquoi et comment. Il faudrait qu’on se dévoile sur commande. Mépris ordinaire de l’intimité. J’y résiste encore.
Être chauve ou presque suscite beaucoup de curiosité, mais peu de questions directes. On pense chimio et on se tait. J’imagine qu’on se félicite en son for intérieur de sa pudeur. Je ne suis pas dupe. Il ne s’agit ni de tact, ni de respect. La peur de la maladie, du handicap et (on retient son souffle) de la mort, c’est plus probable. De fait, mon secret, alors honteux et inavouable, se gardait facilement. Au bout de cinq ou six ans, quand j’ai commencé à évoquer sporadiquement la trichotillomanie, l’effort me mobilisait entièrement durant des semaines. Autant qu’il se fasse rare !
J’ai logiquement caché ce trouble à ma mère. Désemparée, elle a pris rendez-vous chez une médecin spécialisée dans la « chute des cheveux » dans la petite ville près de laquelle nous vivions. Maintes prises de sang et examens de la peau ne livrant aucun résultat probant, l’experte suggéra une biopsie. Il fallait prélever l’épiderme et le derme sur une surface d’un centimètre carré pour évaluer l’état de la racine, établir avec certitude la densité des cheveux, et vérifier si des cheveux repoussaient après la « chute » et de quelle manière. L’opération s’avérait onéreuse, car non prise en charge par la mutuelle, et mutilante (ironie de l’histoire), puisque les cheveux seraient condamnés à l’endroit de la cicatrice. Les quelques centaines d’euros à débourser ont d’abord rebuté ma mère. Suspicieuse, elle souhaitait « attendre de voir l’évolution de la situation » ou, plus probablement, des aveux du caractère volontaire de la perte des cheveux. Face à mon mutisme, elle s’y résigna cependant. Aucune explication médicale convaincante ne fut dégagée, la docteure baissa les bras tout en masquant ses doutes, et renvoya vers un psychiatre.
Je débarquai peu après à Bruxelles pour suivre les cours à l’unif pendant la semaine. J’ai pris rendez-vous chez un thérapeute conseillé par le psychiatre. Je lui ai révélé mon secret. Mais pas au reste du monde. Oh, non, jamais. Mon 7 d’épées : mon parcours de mutilation inavouable, péché gardé secret, ces moments de transe aussi jouissifs que douloureux, où mon corps existait. Mon corps intouchable. Résolument tenu à distance. Ce corps qui ne recevait aucun câlin, aucune marque d’affection, aucun égard d’aucune sorte. Mon secret si précieux : il ressentait. Il souffrait. Je pouvais l’atteindre. Je pouvais en faire ce que je voulais. Je pouvais le haïr et – je le découvrirai plus tard – le chérir en refusant l’assignation à la vraie féminité, celle dont on prétend que la chevelure est le symbole, celle qui n’est éclatante que dans un corps lisse. La féminité désirable. La féminité qui ne rebute pas les hommes. Le versant positif de mon secret, c’est que je n’apprendrai jamais cette féminité.
Son versant négatif : j’étais seule à en crever, je me détestais violemment. Il n’existait pas d’espace pour en parler. Pas d’espace où ne pas être une « vraie femme ». Mon secret, c’était j’aurais emporté la honte, le dégoût et la haine dans ma tombe plutôt que de laisser entrevoir ma faiblesse. Et plutôt que de m’avouer à moi-même que ma haine de moi-même était avant tout celle du patriarcat. La possibilité d’une vie pour les déviant-e-s du genre et de la féminité étaient enfouie très profondément sous le secret de ma trichotillomanie.