C’est un des villages les plus ruraux de la région. Les plus consanguins et bloqués dans des habitudes quoi. Dans le courant des années 90, un mouvement de jeunesse local a pris l’initiative de faire (re)vivre la tradition d’Halloween. On voyait alors la fête comme une curiosité américaine vaguement inspirée de traditions européennes. On disait, comme pour tout ce qui venait des Etats-Unis: c’est commercial. Le commerce ne s’embarrasse pas des traditions païennes dans les villages ruraux. Il s’ancre dans les faux semblants catholiques. On fait ça bien. Halloween, on se méfiait, c’est commercial.
Toujours est-il que la sauce a pris. En quelques années, le petit festival a gagné en ampleur pour attirer des visiteurs de toute la région. Après la récolte de bonbons par les enfants, un parcours était organisé à travers le bois du village, le parc du château, gracieusement ouvert par Monsieur le Comte (sans rire). Et puis la fête se clôturait sur un grand feu de joie autour d’un monstre, d’une sorcière ou… Enfin, sûrement une sorcière, c’est le genre de feu qui met en joie.
15 ans. J’avais adoré le film The Craft et j’essayais d’entraîner mes ami-e-s dans des séances de spiritisme au succès mitigé. Là où j’avais trouvé une inspiration qui me chamboulait, les autres s’amusaient. Pour Halloween, les filles de mon âge dans le mouvement de jeunesse devaient se charger d’une petite mise en scène en continu dans le bois: des sorcières. J’avais convaincu les autres de venir vêtues comme de véritables sorcières, celles du film The Craft. J’étais trop emballée. Sauf qu’elles se sont ravisées, bien conditionnées au patriarcat, mes « camarades » sont venues armées de balais, de chapeaux pointus et de nez crochus. Elles se sont plu dans la caricature tandis que j’essuyais les moqueries pour mon « accoutrement ». J’ai compris ce jour d’Halloween que je ne serai jamais bienvenue dans la région où j’ai grandi. J’ai su que survivre serait partir. Quelque part, quelque chose me disait encore et encore: les seules sorcières qui valent ici sont celles qui font rire, marionnettes qui masquent le féminicide commis par les hommes. La descendante des sorcières qu’on a bel et bien brûlées a trop de feu, bien trop de feu, beaucoup trop de rage, pour rester sur ces terres.
A quelques dizaines de kilomètres de là, dans la région d’où est originaire la branche paternelle de mon arbre généalogique et mon nom de famille, les archives de procès pour sorcellerie ont été retrouvés il y a aussi quelques dizaines d’années. On a surfé sur la vague en mode office du tourisme: parcours dans le village et les bois alentour, festival des sorcières,etc. Les vieilles aux nez crochus et aux chapeaux pointus y étaient célébrées, hideuses anachroniques, charmantes légendes pour faire rire les enfants. Je suis allée en classe verte là-bas avec l’école vers 10 ans. C’est tout ce que j’en ai retenu. Les vieilles sorcières effrayantes et marrantes, sauf pour la bière locale. Elle porte le nom de la seule des femmes torturées et exécutées qui n’était pas une dame âgée, la seule exploitable commercialement. L’identité visuelle de cette bière (qui existe en version bio, rural correctement exploitable, d’ailleurs on ouvre des herboristeries pour bobos): une silhouette pin-up maigre, aguicheuse, nue, sur un balai et sous son chapeau pointu.
A part ça, il y a une flopée de livres et d’ateliers qui vont sortir sur la « figure de la sorcière » là. Figure, en anglais, ça veut dire silhouette. Une figure est une coquille vide. La figure de la sorcière est une construction du patriarcat.
Le corps de la sorcière est un enjeu féministe. Le corps des sorcières. Ses pratiques, ses voix, ses ambiguïtés, ses complexités, ses fluidités, ses puissances, ses vulnérabilités, ses orgasmes, ses écrits, ses rituels, ses manifs, ses complots, ses hackings, ses combats, ses intonations, ses handicaps, ses sécrétions, ses projections, ses décisions, ses hululements, ses soubresauts, ses nausées, ses régénérations, ses cycles, ses rêves, ses psychoses, ses chansons, ses dégénérations, ses ébullitions.