publication initiale sur mon blog Grosse Fem: 05/03/2018
Voici mon dernier tatouage (en date :p ) ! Je voulais vous le présenter même s’il en est dans la phase compliquée de la guérison, sec, craquelant et encore rouge. Je voulais vous le présenter car on apprend au femmes (grosses en particulier) à cacher leurs bras et à en avoir honte. Alors, voici aussi mes bras, la peau qui pendouille à l’intérieur, gonflée d’une espèce de cellulite, les cicatrices qui ressortent, réveillées par l’exercice. Ces couleurs refusent la honte. Ces constellations illuminent le souvenir des années passées à porter des manches, en toute saison. Parce que la grosse ne montre pas ses bras disgracieux. Parce que la folle ne pouvait pas gêner le public avec ces cicatrices.
Et surtout parce que ces cicatrices étaient comprises comme une autorisation à faire des raccourcis sur ma vie. C’est un truc très genré en fait. C’est perçu comme féminin et ridicule. On pense aux adolescentes qui s’automutilent comme des appels à l’aide trop facile. Ça suscite le mépris. On se moque de nous parce que ça ferait ridicule, surtout en comparaison à la construction de la masculinité qui implique plus de passages à l’acte violents qui n’épargnent pas autrui. Dans un monde misogyne, on s’en prend aux meufs qui s’automutilent, pas aux mecs violents. D’ailleurs, les mecs qui se sont coupés peuvent certainement confirmer que ça a été perçu comme une transgression de genre qui est moquée aussi, les coupures étant « un truc de gonzesse » (enfin, sauf si t’es un métalleux scarifié de partout, ça compense niveau masculinité).
Pendant plus de 15 ans, les lacérations à la lame n’ont jamais été aussi simples qu’un appel à l’aide. Elles ont été une réponse aux forces dans ma tête qui assénaient « tu es nulle, tu es minable, tu n’as aucun talent, personne ne t’aime, personne ne te désire », comme une façon de défier la psychose en prétendant reprendre le contrôle sur ce corps qui ne se vivait qu’en miroir des jugements. Elles ont été une façon de m’enlaidir parce que la beauté, c’est de la merde. Elles m’ont permis de relâcher l’angoisse paralysante, tout comme la trichotillomanie. Elles sont encore, parfois, la seule chose qui me vient à l’esprit dans des grosses crises d’angoisse. Et c’est souvent leur réalité qui me permet de m’extraire de la transe destructrice. Quand elles ont été des appels à l’aide, elles n’en étaient pas plus dégradantes. Quand tu n’as pas les mots, même pour toi-même, quand tu erres dans les confins de tes stress post-traumatiques, de traumas qui n’ont que des symptômes, effacés dans leur substance par la dissociation, comment pourrais-tu transmettre à d’autres en mots ce qui n’existe pas tout simplement pas sous cette forme ? Quand tes cris de souffrance ont été balayés par tout le monde, pourquoi devrais-tu encore subir les railleries parce que tu te coupes ? Peut-être qu’on le fait pour pour attirer l’attention. Mais en fait, c’est surtout un problème quand des filles et femmes ou toute personne qui n’est pas un mec cis attirent l’attention. Je me souviens d’un commentaire d’un camarade de classe pendant ma première grande phase dépressive à 14 ans : « Madame je me suicide tous les trois quarts d’heure et ça dure qu’une heure ». Madame…

Les personnes qui ne sont pas des mecs cis se coupent aussi parce que c’est plus facile pour yels de cacher les traces : personne ne s’interroge si on porte des manches longues ou des leggings en été, ce serait logique qu’on cache notre corps. Surtout les gros-ses. C’est une forme d’automutillation facile à masquer au premier abord.
Et donc, je découvre et colore mes bras. Mes gros bras.
Maintenant, laisse-moi t’en dire plus sur le tatouage. Celui-ci précisément, ce sont les symboles des quatre suites du tarot telles qu’elles apparaissent dans un de mes tarots préférés : the wild unknow tarot. Il y a le pentacle qui représente l’élément de terre, la coupe pour l’eau, l’épée pour l’air et le bâton pour le feu. C’est comme dans l’astrologie par exemple. Chaque élément correspond à une série d’attributs qui se décline selon les cartes. Disons rapidement : la terre pour le matériel, le corps, le chez-soi, son environnement, avoir les pieds sur terre ; l’eau pour les émotions et les relations ; l’air pour le mental, les réflexions, la communication ; le feu pour l’énergie, les passions, la sexualité.
J’ai choisi des cartes dont le dessin semble être fait à l’arrache, ponctué d’aquarelle. Sans symétrie, sans netteté. Le tatouage, c’est très normé, tu le sais. Mais tu as aussi cette idée que, même s’il en faut pour tous les goûts, il y a ce qui se fait et ce qui se fait pas. Ma tatoueuse préférée, une fem queer Charline Bataille https://www.instagram.com/charlinebataille/?hl=fr, s’en prend toujours plein la gueule dans ce monde de machos par qu’elle est « libérée des codes », elle improvise, elle mélange les couleurs. Dans ce monde de macho, si t’en as pas chié à apprendre pour quasi pas de thunes comme apprenti-e pendant des années, tu fais de la merde, t’es pas légitime. Il n’y a pas que dans le tatouage que devoir faire ses preuves consiste en réalité à se soumettre aux règles de la chasse gardée des mecs cis blancs. C’est comme pour ce qui délimite ce qui est scientifique. Tout ce qui ne peut être jaugé à l’aune de la censure masculine est décrié. Ou méprisé. C’est comme les cicatrices d’automutilation, si tu me suis. Puis, même dans ce qui dévie de ces normes, il y a une hiérarchie. Les tatouages « punks » sont pas perçus de la même façon selon la personne qui les fait. D’ailleurs, les petits chiens rose de Charline Bataille ne seront sans doute jamais considérés comme punks par l’élite : juste choupi, féminin et sans technique.

Quand j’étais gamine (et ça n’a pas changé), on m’a souvent remise à ma place parce que je n’étais pas soigneuse, pas délicate, pas fascinée par le fait de colorier dans les lignes ou de choisir des couleurs assorties. On me disait que je n’irai nulle part dans la vie car les femmes se doivent d’avoir le sens du détail et de l’ordre ou ne sont rien. J’ai jamais accepté de m’y soumettre. J’aurais pas pu de toute façon : je suis bordélique et maladroite, j’ai aucune coordination et j’en ai rien à cirer de ce qui se fait ou pas en termes de couleurs et esthétisme, je sais ce que je fais ou pas et ça me suffit, thank you very much.
Je veux pas des tatouages qui fassent « dans les règles de l’art ». Je veux pas des tatouages qui démontrent mon bon goût. Je veux pas des tatouages qui ont été réfléchis pendant 10 ans parce que ça les validerait d’un sens profond. Ma peau change. J’ai sur les avant-bras des cicatrices qui ont 20 ans qui n’ont pas été réfléchies et que j’adore. Chaque jour, une nouvelle vergeture, un nouveau bouton que je vais gratter et qui fera place à une tache rougeâtre. Mon poireau sur le menton a des poils qui grandissent d’un centimètre par mois en ce moment, il ne se donne pas le temps de la réflexion. La vie n’est pas lisse, ma peau n’est pas lisse. Ma façon de l’orner ne le sera pas non plus. Ça fait 4 ans que je ne me suis pas rasé les jambes. Pourtant l’arrêt de l’épilation n’a fait l’objet d’aucune réflexion alambiquée sur mon passing de bonne meuf. Mon excellent mauvais goût n’a pas besoin d’être validé par les instances artistiques, il s’en sort très bien tout seul. N’en déplaise au rictus des étudiant-e-s en stylisme ou des spécialistes de la mode.

Je voulais vous présenter mon tatouage, tout neuf, tout craquelé, sur fond de cicatrices et de petits boutons qui sont sur mes bras depuis la puberté. Je voulais vous le présenter parce que je sais que c’est dur de montrer ses bras. C’est dur de ne pas les juger. Parce qu’on est jugé-e-s. Mais j’aimerais que vous sachiez, et que tu saches toi là, qu’il y a aussi de place pour tes rêves parsemés d’aquarelle. Il y a de la place pour que ton corps dépasse les attentes – les tiennes, les injonctions, celles qui sont genrées, celles qui sont cisgenrées, celles qui sont grossophobes,… Parce que la vie ne rentre pas dans les lignes comme un coloriage approuvé par les enseignant-e-s. Les corps queer non plus.