Sur les représentations des gros-ses (encore!)

publication initiale sur mon blog Grosse Fem: 11/03/2018

Envie de partager les photos du shooting avec Dyod photographers pour le magazine 24h01 avec un peu de contexte. L’article consacré aux féministes grosses était intégré dans un dossier plus large sur la grosseur. Au final, la « l’obésité d’ici/d’ailleurs » était le thème du numéro, très inégal. Tu l’as peut-être lu sur mon profil fb, ça a provoqué rage et déception pour moi.

Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD
Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD

Après l’interview, Elisabeth, la super journaliste du fabuleux l’article « Celles qui prennent de la place » (!) 😊, m’a proposé de faire des photos pour illustrer le reportage. Les deux autres féministes interrogées, une artiste de burlesque et une afroféministe, avaient déjà accepté. J’aime bien les séances photos (souviens-toi du travail de Cristel Grimonpont). J’avais envie de tenter le truc. Mais aussitôt les démarches lancées, j’ai été assaillie par mes appréhensions et beaucoup d’angoisse.

Ici, l’enjeu principal était ma méfiance à l’égard de la mise en scène de la féminité.

Je savais déjà qu’une des autres personnes interrogées poserait en full burlesque grandiose. Du coup, je voulais à tout prix éviter que la représentation des grosses passe uniquement par la validation de la féminité et d’un côté sexy. Trop conforme aux attentes du regard masculin malheureusement, même si le contenu développe bien qu’il n’est pas au cœur de nos préoccupations. Qu’une performeuse comme Gloria Zsa Zsa Zsu pose en tenue de burlesque est une évidence. Mais comment pouvais-je poser pour proposer plus de diversité ?

Dans les médias mainstream (et ce mook indépendant jouit d’une distribution assez large), la visibilité ne profite généralement qu’à un type de grosseur. Ces grosses qui prennent soin d’elle, qui travaillent leur apparence et intègrent le « sexy » (qu’est-ce que le sexy hein, je te le demande ?) s’opposent pour le public à tou-te-s ceulles qui ne sont pas des « bonnes » gros-ses : trop gros-se, trop fainéant-e, trop en mauvaise santé, pas sexualisable. Ce système crée une hiérarchie des gros-ses.

En couverture du magazine le « headless fatty », le gros sans tête, dégoûtant, symbole de tous les maux de l’humanité. A l’intérieur, les quelques grosses qui trouvent grâce, pas trop abjectes grasses, aux yeux des minces.

Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD
Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD

Ensuite, comment éviter cette tendance, même dans nos milieux de gros-ses, à montrer un seul type de corps et d’expression de genre associé à la grosseur : courbes, féminité, rondeurs, silhouette dite « en sablier »?

Regarde, j’avais écrit un article là-dessus il y a quelques années (fais pas attention au style, c’est un peu dur à lire, et, of course, je ne pense plus la même chose sur certains points, j’évolue). On manque par exemple de ressources pour les personnes grosses androgynes ou masculines, les queers qui ne sont pas des fems flamboyantes, les gays stigmatisés dans le milieu. A sa sortie, le magazine a communiqué sur les féministes grosses « qui s’assument ». En vrai, je ne m’assume pas, je suis : je suis extravagante, too much, colorée, à plumes, à perruque, à chapeau. Pas parce que « j’assume mon corps » mais parce que c’est mon style. La grosseur ajoute à l’outrance, j’y peux rien moi 😉 Puis, il n’y a que les déviant-e-s des normes corporelles « qui s’assument », tu l’auras remarqué. Alors derrière ce mythe de la « grosse qui s’assume », combien de personnes ne vont pas se retrouver dans le reportage ? Combien de personnes vont se sentir mal parce que pas reconnues comme des gros-ses dignes de vivre si elles n’ont pas confiance en elle, si leur corps est lourd, si elles ont une dysphorie/dysmorphie, si… ? J’ai été tellement soulagée quand j’ai découvert la subtilité déployée dans le contenu de l’article !

Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD
Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD

Mais les questions que je me posais demeurent. En quoi, ça aide la libération des gros-ses – de tou-te-s les gros-ses – les magazines qui traitent, d’une part, de celles qui sont bien avec leur grosseur et qui diffusent, à côté de ça, des articles misérabilistes sur une supposée épidémie d’obésité ?

Quand est-ce qu’on lira des dossiers sur les gros-ses où tous les corps gros sont bons, dignes d’intérêt, dignes d’amour, dignes de désirabilité, dignes de respect, dignes d’être soignés, dignes d’être regardés sans mépris, dignes de pouvoir se déplacer dans l’espace public avec une infrastructure adaptée, dignes de pouvoir trouver des vêtements ailleurs qu’en ligne, dignes d’exister en dehors de la pathologisation, dignes aussi d’exister dans la maladie ou dans la haine de soi ou dans les troubles alimentaires ? Quand est-ce que le corps gros sera un corps vivable, sous toutes ses formes et avec tous ses enjeux, sans hiérarchie ? Corps gros non-blanc, corps gros vieux, corps gros trans, corps gros handi, corps gros malade, corps gros pauvre, corps gros migrant, corps gros sans abri, corps gros fou, corps gros poilu ? Quand ?

Et donc… l’angoisse… j’avais des choses à dire pour cet article, mais à quel moment ma visibilité de grosse éclipse-t-elle les autres ? Quand est-ce que mon corps de gouine fem est lu comme queer et quand est-il codé comme un corps acceptablement féminin ? Comment éviter la surreprésentation de la féminité sans renier ma femitude genderqueer, la seule expression de genre qui me permet d’exister ? Taraudée par ces questions, j’ai vrillé vers l’anxiété totale quand la photographe m’a appelée. Elle a demandé à me tutoyer direct. Et moi qui déteste le vouvoiement, j’ai douté. Je me suis dit que c’était sans doute une stratégie pour obtenir ma confiance afin de me faire accepter n’importe quoi. Je me connais avec mon égo bien développé et ma passion pour poser nue. Facile de me motiver à faire des trucs par pur esprit de défi et de provocation. Je voulais pouvoir résister à exprimer tout ça sur les photos. Noooon !

Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD
Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD

Heureusement, il ne s’est écoulé que quelques jours entre l’interview et le shooting. C’était le lendemain de l’ouverture des Pink Screens avec le vernissage de l’expo de Rosebutch, mon amoureuse. Yels sont arrivé-e-s le matin quand je sortais de ma douche. J’ai enfilé ma robe à flamants roses parce qu’elle est confortable pour traîner. Elle a fait son effet. On a choisi ensemble des pièces parmi mes jupons et fripes pour la photo de la chambre. J’aurais pas nécessairement choisi de porter mes jupons comme ça, mais le rendu me plaît. C’est enfantin. Une fem-inité poétique mais pas sexy, pas sexy façon hétéronormée. C’était amusant aussi. Si tu me connais un peu, tu sais que je porte quasi toujours des décolletés pas possibles. Pendant le shooting, j’essayais de couvrir ma poitrine, j’arrivais pas à me détendre. Je ne voulais pas d’une enième photo de grosse à gros seins. La grosse qui a une silhouette acceptable porte des vêtements qui masquent les bourrelets (ou elle n’en a pas) et elle a des gros seins. On veut d’autres portraits ! Ceci dit, j’aime bien aussi mes jambes poilues sur ces photos. Cette année, je vais fêter mes 4 ans sans rasage des jambes je crois. Hourra ! Petit saut de poneys gras sous l’arc-en-ciel!

Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD
Olivia Droeshaut & Yves Dethier © DYOD

Quant à la photo de nu… je n’y aurai pas échappé. Je suis prévisible ! Les photographes voulaient une grosse de dos avec un symbole féministe sur les bourrelets pour illustrer le dossier. Ça m’a plu. Rose a proposé le riot not diet, la révolte pas les régimes. Le féminisme a un rapport ambigu à la nudité du corps « féminin ». En ce qui concerne la grosseur, des projets comme Adipositivity de Substantia Jones m’ont fait réaliser depuis longtemps qu’il est essentiel de nous représenter. De proposer d’autres types de représentation du corps gros nu que le porno fétichiste mainstream ou les parodies empreintes de dégoût. Pour les autres. Pour nos futures partenaires sexuel-le-s. Peut-être. Mais avant tout pour nous. On grandit dans le mépris de nos corps qu’on ne voit nulle part, surtout pas de façon neutre. Jamais représentés sans jugement ni sans faire office de symbole pour autre chose. On a besoin d’habituer notre regard à d’autres corps gros pour apprendre à regarder le nôtre. Peut-être pas pour l’aimer. Peut-être juste pour se sentir moins seul-e. C’est déjà beaucoup. Je la kiffe trop cette photo en fait. Et j’ai adoré cette expérience de shooting photo avec des gens super sympas, ça a illuminé ma fin d’année malgré l’angoisse que ça a aussi généré.

 

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Crédits photos:  ©dyod_photography.

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