J’avais une vingtaine d’années. J’étais mal dans ma peau, mal dans la transition vers l’âge adulte, mal dans mon genre, mal dans ma graisse, mal avec ma santé mentale et les figures tyranniques qui hantaient mon imaginaire, mal avec les effets secondaires des anti-dépresseurs et neuroleptiques (le cercle vicieux des adolescentes qui ont une estime d’elles-mêmes ravagée et se voient prescrire des médocs, peut-être nécessaire, mais qui ne manqueront pas de bousculer encore l’image de soi par ajout de quinze kilos à chaque changement de traitement), mal avec ma trichotillomanie et mal avec le crâne imberbe qu’elle dessinait. J’ai eu une révélation un jour. Elle continue d’affecter ma vie. Elle agit comme Lae Hiérophant-e. Je vous raconte…
Aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé jouer avec les couleurs et les motifs. J’ai rêvé de parer mon corps de somptuosité. Un remède à la morosité ? Une parade face à la dépression ? Une provocation ? J’ai mis dans l’habillement des choses très différentes selon les périodes. J’ai entendu que je me cachais derrière mon extravagance. Je savais déjà que cette affirmation trahissait un malaise face à des féminités non conformes au lieu démasquer mon propre embarras. J’expose. Je montre. C’est clairement plus que certain-e-s ne peuvent le supporter. Je sortais néanmoins blessée des jugements. En questionnement. Je ne cherchais pas à cacher ou à ne pas me confronter, je cherchais à disparaître.
Avec les changements corporels induits par les médicaments et la trichotillomanie et l’arrivée à Bruxelles pour mes études universitaires, j’ai connu quelques années d’errance vestimentaire. La mode des années 2000 n’a pas aidé grand-monde. Elle ne m’a pas épargnée. J’ai peiné à trouver ma place. J’ai galéré pour trouver des vêtements qui combleraient mon amour du kitsch. On me disait qu’il fallait que je porte des décolletés pour mettre en valeur mes uniques atouts. On ricanait parce que j’étais cette grosse cliché qui se planque mais affiche ses nichons. Il fallait que je cache mes cicatrices, c’est-à-dire une bonne partie de mes bras et de mes jambes. Même quand je ne m’automutilais pas, je traînais pendant des années des cicatrices boursouflées, nacrées, rougeâtres. Ça faisait peur. Il fallait que je trouve le moyen de camoufler les effets de la trichotillomanie aussi : fichus, gavroches, avant de passer une bonne partie des revenus de mon job d’étudiante, plusieurs centaines d’euros, dans ma première perruque. La plupart des magasins de vêtements pas trop onéreux et faciles d’accès pour une angoissée des sorties ne vendaient pas ma taille. Quand je faisais du 46, j’avais encore quelques possibilités, mais peu de choix. J’ai galéré. J’osais pas. Je tâtonnais.
C’est venu petit à petit. J’ai renoué avec mon image de moi. J’ai retrouvé le goût des fringues. J’ai redécouvert mon attrait de la parure. C’était vers 2006. Puis progressivement. J’ai recommencé à trouver ce qui m’éclatait dans l’hyperféminité. Je me suis pensée dans la parade. La mascarade m’épanouissait. Ok, je me suis pris les pieds dans les codes. Je voulais inventer et éclater. Pourtant, pendant des années encore, j’ai peiné à me défaire du regard masculin. J’arrivais pas à me soustraire à la séduction non plus. J’essayais d’en comprendre les règles. Je me ratatinais. Je voulais plus. Je ravalais mes rêves. C’est pas parce que je savais que j’étais attirée par les meufs que je m’étais dépêtrée du carcan de l’hétéronormativité. Evidemment, ces changements n’ont pas marqué la fin de mes crises d’angoisse ou psychotiques. Ils ne signifient pas que j’ai cessé d’essayer de me tuer. Ils ne veulent pas dire que j’étais heureuse. J’ai encore connu des phases dépressives et d’autres maniaques. Mais, petit à petit, c’est venu, j’ai gagné un peu d’estime de moi.
Dans tout ça, il y a des apparitions qui ont été décisives. J’en ai encore des flashs.
- Au premier rang du concert de Placebo au Pukkelpop en 2006. Mon cœur bondit dans ma poitrine. A côté de moi, il y a une personne qui porte un top laissant apparaître ses bras striés de grosses cicatrices semblables aux miennes. Elle a un tatouage de biche mimi à la bambi. C’est pas que je vais cesser de porter des manches longues tout l’été dès l’année suivante. Mais ça me travaille.
- King kong théorie. J’ai compris que j’avais pas rien compris quand on m’encourageait à réparer ma féminité ou faire la paix avec elle. J’ai compris que les psys n’avaient rien compris. Et tou-te-s les autres.
- Assister à plus de 15 concerts d’IAMX entre 2007 et 2012. Ébranler ma vision des genres. Concilier le mal-être et le kitsch outrancier.
- Au M&S Mode de la chaussée d’Ixelles. J’avais une vingtaine d’années. Cette révélation a changé ma vie. Elle continue de l’affecter. J’essaie des vêtements que je juge appropriés pour ma grosseur (et le début des années 2000 – cette période est maudite, c’est tout). Une autre grosse rentre. Blond peroxydé. Vernis rouge. Talons qui claquent sur carrelage. Port de tête divin. Maquillage impeccable. Une aura de confiance en elle. Femme fatale. Elle porte un manteau beige. Ça doit être de la fausse fourure. Elle essaie des trucs du même style. J’ai les yeux écarquillés quand je sors de ma cabine pour regarder mon top avec des collages à papillons et autres détails, certes décalés, mais surtout fort fort vilains. Elle me fascine. Elle, elle gère les codes de la séduction. Elle est sexy selon tous mes standards de la féminité. Et elle est grosse. Et elle essaie des trucs rouges. Des robes sexys. Des tops affriolants.
Elle a changé ma vie. Elle ne m’a pas adressé un regard. Elle était insensible à mes yeux rivés sur elle. Mais elle était. Elle existait. On pouvait être grosse et exister. Exister autrement que comme les grosses que je voyais à la télé ou autour de moi. J’avais jamais réalisé que c’était une option.
Bien plus tard, le blog de Stéphanie Zwicky y a fait écho. Je découvrais qu’il y avait moyen de trouver des fringues quand on est grosse.
Beth Ditto, c’est la révélation ultime. Gouine, fem, grosse et standing in the way of control. Quand sa première collection de fringues est sortie chez Evans, je n’ai pas encore osé les robes moulantes, juste le mini. Une fois encore, savoir que c’était une option, c’était assez.
C’est pour ça, ce tatouage en fait. Ce flash de Leila La Boubou inspiré par Beth Ditto, je l’ai choisi comme un hommage à ces personnes qui changent nos vies. Je ne suis même pas fan de Beth Ditto. J’ai surtout besoin de ce lien. Connecter mon parcours à des figures de proue ou des rencontres impromptues qui ont agi comme des révélations suite auxquelles ma vie n’a plus pu être la même. M’y connecter pour pouvoir m’en inspirer. Et inspirer à mon tour. Toutes les personnes qui m’ont dit ou écrit que mes textes, ma présence ou mes actions avaient changé leur rapport à elle-même m’ont fait prendre conscience qu’il ait vital de poursuivre. Comme si on m’avait filé un flambeau sans le savoir. À la suite de ça, impossible de poursuivre ma vie sans le passer moi aussi. Impossible de ne pas éclairer. Pour beaucoup de monde, c’est intangible comme idée. Pour les personnes qui n’ont pas été suicidaires. Pour des personnes plus normées ou plus acceptées. Je ne chercherai pas à les convaincre de la puissance de la visibilité.
Je leur concéderai simplement que déstigmatiser et visibiliser (la grosseur, la santé mentale, le handicap), ça ne change pas le monde.
C’est vrai, ça change pas le monde.
Mais ça change des vies par contre.
La carte du Hiérophante, elle a un côté comme ça pour moi.
Je ne vais sans doute plus jamais militer activement. J’aurai peu l’occasion de faire des manifs. Je ne vais plus co-fonder des collectifs. Mais je vais continuer à écrire, à créer, à apprécier que des gros-ses se retournent sur mon passage, à passer le flambeau.
Sans doute que tu fais ça aussi, pour des gens, toi qui me lis. Tu inspires. Tu introduis des déclics, consciemment ou pas. Peut-être même que tu changes radicalement une perspective ou le regard que quelqu’un-e pose sur yel-même. Je sais pas ce qu’il faudrait pour changer le monde. Je crois que je ne le saurai jamais. Mais je sais qu’on a ce potentiel de transmettre des torches. Comme l’Hiérophante. De changer des vies. Et merde, c’est important.
