Grossir le tarot / Un monde anti-gros-ses

Après avoir tenté de comprendre le queer puis ses enjeux pour le tarot, penchons-nous sur la grosseur et sur la grossophobie.

L’analyse de tarots et d’oracles pour les articles ultérieurs de Grossir le tarot me contraindra à définir la grosseur très largement car la plupart des jeux ne propose pas aucune représentation de personne grosse. Certains se contentent d’intégrer une poignée personnages vaguement moins élancés que les autres. S’il ne saurait s’agir de représentations diverses, l’observation des cartes assignées aux personnages plus larges que le personnage standard nous informera malgré tout sur l’utilisation symbolique des corpulences hors-normes. Comme on le verra, à défaut d’alternatives dans ces jeux, j’ai souvent dû me résoudre à étudier des exemples « non-maigres » dans mon analyse de la grosseur dans le tarot.

Préalablement à l’étude de ces exemples, il nous faut interroger l’invisibilisation généralisée des gros-ses. Je te propose donc d’enquêter sur l’éventail de représentations limité – quand ce n’est pas une absence totale – pour une partie pourtant non négligeable de la population.

Terminologie

Mais avant tout: qu’est-ce que j’entends par grosseur ? Je n’utilise pas de termes médicaux. Je ne veux pas de termes qui rendent une « norme » implicite, estimant que certaines corpulences sont pathologiques. Pas de surpoids, de surcharge pondérale ni d’obésité ici. Pas de ces termes qui relèvent de l’arsenal de l’oppression des gros-ses. Pas non plus de ronde, pulpeuse, bien en chair, fort-e. Outre leurs aspects fortement genrés, ces mots agissent comme des euphémismes, comme s’il y avait quelque chose à atténuer ou à embellir. Nos réalités peuvent se passer de ces détours, en particulier dans un essai politique.

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Peut-être que ça sonne bizarre : gros, grosse, grosseur. Mais, eh, gros, c’est pas une insulte ce truc ? Bein si, on l’utilise comme tel. Et ça en dit long sur la perception de la grosseur, qu’un mot descriptif soit perçu comme injurieux et honteux. Encore une fois, cela n’opère que pour ce qui est stigmatisé. Les mots mince, blanc-he ou hétéro ne sont jamais devenus des insultes largement adoptées à un niveau structurel. Ces catégories sociales ne sont pas discriminées de façon systémique. Dans la lignée de 50 années de militantisme gros, de fat activism, on peut renverser le rapport de pouvoir, au niveau du langage, en insufflant à « gros-se » de la puissance plutôt que de la honte.

Rien de tout ça n’est anodin. Quand j’ai annoncé à une amie que j’écrivais cette chronique en avançant mon exaspération devant l’utilisation de corps « hors-normes » dans les tarots et oracles exclusivement tant qu’ils servent de symbole pour faire référence à quelque chose qui n’a rien à voir, elle m’a répliqué : « Mais, le truc du tarot, c’est les symboles ! ». C’est vrai que l’approche des corps est étrange dans le tarot. Et c’est vrai que les normes corporelles sont à ce point contraignantes qu’elles n’épargnent quasi personne. Mais, au-delà de cette concession, je maintiens que les mécanismes du traitement des corps non-normés – dans notre cas non-minces – comme des symboles restrictifs ou comme des figures réduites sont plus structurels. Leur répétition crée l’a-normalité. Celle-ci mène à une stigmatisation systématique. Le traitement des corps « hors -norme » – dans nos paroles, dans nos représentations, dans nos interactions, dans nos créations – participe à ces mécanismes. Il participe à l’oppression. Il conforte la prétendue légitimité « naturelle » de la norme.

Les attitudes anti-gros-ses et l’émergence de contre-discours

On perçoit la grosseur au travers de différents filtres. La psychanalyse fonctionne ainsi comme un cadre d’analyse. Imprégné-e de celui-ci, on est enclin-e à avoir une interprétation rapide et efficace dans notre compréhension de tout ce dont les gros-ses font l’expérience. Quand j’étais enfant, lors des visites médicales, on s’empressait de s’enquérir : « Tu manges pas sainement ? ». Avant d’embrayer sur : « Est-ce que tu bois du coca ? Tu fais du sport ? Tu manges des légumes ? » Ma corpulence n’était qu’un symptôme de mauvaises habitudes alimentaires.

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Elle est aussi fréquemment considérée comme le signe d’un mal-être sous-jacent. Elle agirait alors comme une protection. Plusieurs thérapeutes ont ainsi été prompt-e-s à affirmer que ma grosseur était une manière de garder les hommes à distance, ce qui serait forcément une mauvaise chose. Yels sous-entendent qu’un traumatisme refoulé doit être affronté. Il faudrait guérir d’un déni de la féminité et de la désirabilité conforme au regard masculin – un devoir pour toute meuf.

Une psychiatre a, en revanche, estimé qu’il ne fallait pas précipiter la question de la perte de poids. Pour elle, j’éprouvais le besoin de me protéger des autres. Mais elle entendait bien me rassurer : ma graisse disparaîtrait comme par magie dès que je ne serais plus déprimée et retranchée derrière cette indéniable barrière. Quel jugement moral étrange tout de même… La grosseur, forcément immonde, masque. Elle sépare. Elle nous enlaidit. Elle nous dissocie d’un futur mince qui n’attend que d’être libéré.

Dans les magazines, les émissions racoleuses et livres de développement personnel, c’est la même histoire : si tu écoutes ce que la grosseur veut dire sur toi, alors tu t’ouvriras miraculeusement et la mince qui attendait son heure en toi s’extirpera de ces couches de gras. Dans la tradition francophone, ce cadre d’analyse est omniprésent alors qu’il est peu signalé dans les recherches en fat studies qui ne se penchent pas spécifiquement sur ce contexte.

Confronté-e-s à cette omniprésence, une posture de non-jugement est indispensable quand on essaie de décrypter les méfaits de l’approche psychanalytique de la grosseur. En effet, ce discours sur la grosseur est intériorisé. On le fait tou-te-s nôtre, à des degrés divers. Cet aspect insidieux est flagrant lors de débats sur les enjeux de la fat positivity pour le féminisme. Impossible pour une partie du public de mettre de côté l’approche santéiste afin d’analyser les aspects socio-économiques et les enjeux de représentation de la grosseur ! Les femmes semblent conditionnées à parler de leur graisse comme un signe révélant une foule d’autres choses. Le gras doit être individualisé. Ainsi, les unes répètent comment leur voisine est devenue grosse (de chagrin !) à la suite d’une rupture. Les autres vantent les mérites de la chirurgie qui a changé leur vie maintenant qu’elles n’ont plus à se cacher (forcément, la minceur ouvre des portes, du travail, de la légitimité, de l’accessibilité, c’est la racine même du problème que représente la grossophobie au niveau sociétal).

Dans un monde anti-gros-ses, on ne peut pas balayer d’un revers de la main ce genre de récits de la grosseur. Ces narrations sont le fruit des outils qu’on a à notre disposition pour parler de nos corps et même pour faire sens de nos vies. Les histoires des gros-ses sont celles des discours dominants qui enjoignent à nous réduire, prendre toujours moins de place, jusqu’à disparaître au profit d’un monde de minces. Si on s’en tient à ce cadre, nos histoires ne sont légitimes que si elles content notre transition, notre attente de la minceur, notre combat pour la minceur (et surtout contre la grosseur), notre vie dans l’unique et ultime objectif de devenir mince. En réalité, la plupart de nos histoires sont celles d’une haine de la grosseur, des gros-ses, de nous-mêmes. Faire émerger un contre-discours nécessite de faire violence, personnellement, à tout ce qu’on a dû intégrer pour survivre en s’adaptant à un monde de minces.

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Tandis que les gros-ses développent, en réponse, des récits allégeant le poids du stigmate qui leur est imposé dans un environnement grossophobe, le tarot intervient, comme d’autres outils, comme levier pour élargir (ou grossir) nos imaginaires. Notre émancipation est créative. Le tarot est un puissant outil de narration et un vivier de représentations.

Bien sûr, la critique des corps hors-normes comme métaphore dans le tarot atteindra des limites dans mes prochains articles. Les gros-ses ont aussi besoin de représentations symboliques pour donner sens à leurs vies. On peut aussi diffuser nos propres mythologies. On n’a certainement pas intérêt à lâcher les symboles, même si on aspire à aller plus loin que des symboles réducteurs, arrêtés à la surface de nos silhouettes. Comment verser nos vécus dans des symboles dans une démarche plus entière ? Comment nos mythes peuvent-il déployer de la grandiosité ?

Qui est gros-se ? Le privilège mince

Ta question brûlante à ce stade, c’est sans doute : « mais qui est gros-se ? » Eh bien, si tu te préoccupes de la grossophobie et de l’ensemble des attitudes anti-gros-ses, tu peux aussi enclencher une réflexion sur ta position dans tout ça. La plupart des gens ont déjà dû subir des remarques sur leur poids, c’est un fait. Mais seulement une partie de ces personnes a des choix vestimentaires restreints et onéreux en raison de sa corpulence. De même, ce n’est pas parce que tu portes du 46 et que tu as ta famille sur le dos avec des régimes que tu fais les frais des discriminations à l’emploi qui touchent les gros-ses. Tu n’es pas victime de la grossophobie matériellement comme une personne qui fait du 52 qui elle-même aura moins à endurer que quelqu’une qui porte une taille 60. Mais encore une fois, il faut relativiser ta position. Selon les pays et selon les milieux professionnels, l’impact peut varier. Dans les métiers de « représentation », où travaillent souvent en majorité des femmes, la jauge de « qui n’est pas assez mince » est placée bien plus bas. Dans les fonctions d’hôtesses, serveuses ou vendeuses, les discriminations liées à l’apparence et fondées sur un système grossophobe peuvent même toucher des personnes minces.

Est-ce qu’on t’accorde du crédit quand tu parles de violences, grossophobes ou non, que tu as subies (micro-agressions, altercations, maltraitances médicales, viols) ? Si non, dans quelle mesure est-ce en raison de ta corpulence que tes interlocuteurs-trices ne te prennent pas aux sérieux ? Tu n’en as pas fini avec les questions sur un éventuel privilège mince : est-ce que ton poids altère la qualité des soins de santé que tu reçois ? Est-ce que tu entres dans la machine pour IRM ? Est-ce que ta-ton cardiologue a des appareils avec un tour de bras suffisant pour prendre ta tension ? Est-ce que certains de tes symptômes sont ignorés « en attendant que tu maigrisses » ? Est-ce que des inconnu-e-s et des proches commentent ton corps, le contenu de ton assiette, tes habitudes et en tirent des conclusions sur ta santé ? Est-ce que des assurances ou des organismes de prêts conditionnent ton accès à leur argent en fonction de ta corpulence (exigence de rapports médicaux, taux plus élevés, etc) ? Est-ce que les sièges de train, de salle d’attente, des cinémas, des restaurants soutiennent ta morphologie ? Déjà : est-ce que tu peux rentrer dedans ? Si oui, est-ce que tu peux le faire mais en ayant plus mal qu’une personne plus mince ? Est-ce que tu es obligée d’acheter deux places ou des sièges de première classe pour voyager, par contrainte d’une compagnie de transport, pour éviter les soucis ou, simplement, pour espérer voyager sans souffrir ou te faire insulter ? Est-ce que tu crains tellement les restrictions d’accessibilité que tu limites les déplacements, les voyages, les loisirs ou les rendez-vous médicaux ? En te posant ces questions, il faut voir au-delà des interactions interpersonnelles qui sont des manifestations d’un système plus large. Il faut penser ce que ton accès ou non à des ressources (du matériel, du travail, de l’argent, du capital social) modifie dans tes conditions de vie.

Tu peux ensuite aussi réfléchir aux représentations médiatiques et artistiques de corps de la même corpulence que le tien. Sont-elles courantes ? Sont-elles caricaturales ? Sont-elles des spectres qu’on agite pour effrayer ? Ou pour représenter des questions géopolitiques complexes ? Ou encore des tropes pour générer des rires (à tes dépends) ? Ces représentations sont-elles inexistantes ? Est-ce que les corps comme le tien bénéficient d’un horizon imaginaire ? Est-ce qu’on les représente avec un minimum de variété ? Est-ce qu’ils ont autant de possibilités que d’autres ?

Est-ce que si tu postes une photo sur certains réseaux sociaux, elle risque d’être censurée pour « pornographie », « nudité », « incitation à la haine », « pouvant nuire à la santé », « non conforme aux standards » à cause de ta corpulence alors qu’une personne plus mince dans la même pose ne sera pas sanctionnée ? Est-ce que les hashtags caractérisant ton corps sont bannis ? Cet obstacle à la visibilité peut-il influencer tes revenus ou ton réseau ? En quoi une exclusion des représentations influence-t-elle l’image que tu te fais de toi et des personnes comme toi ? Enfin, qui sont les personnes que tu oublies quand tu réalises cet exercice ?

Bref, si on peut difficilement policer qui est gros-se ou pas, on ne devrait pas non plus ignorer qu’il y a une échelle des discriminations anti-gros-ses. Parce que la grossophobie est systémique, l’indicateur de celle-ci ne devrait pas se cantonner au niveau des confrontations personnelles. Le curseur se place avant tout au niveau de l’impact sur ta santé, sur tes relations en général, sur tes revenus, sur ton exposition aux violences, sur ta mobilité, sur ton « succès » (quoi qu’il signifie pour toi).

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Il faut tout faire péter, pas l’inclusivité

Dans l’analyse des représentations de la grosseur dans le tarot, je n’utiliserai pas des termes comme « inclusivité ». Je ne cherche pas à donner des outils pour que les créateurs-rices et acheteur-ses de jeux puissent estimer leur quota de personnes grosses afin d’être dans la tendance body-positive. Je n’expliquerai pas comment véhiculer des représentations de gros-ses qui seront gentiment inclus-es dans un tarot normé. Il ne s’agit pas de rendre le tarot plus inclusif. Il s’agit de le révolutionner, pas simplement avec des représentations, mais avec des présences, des voix, des réalités. Il s’agit de faire trembler la norme impensée : mince, blanche, valide, cisgenre, hétérosexuelle, avec des biais de classe. Selon moi, l’inclusivité ne rime jamais avec créativité. Elle l’étouffe. Elle l’approprie. Elle rend les marges vendables, influentes, marketing. L’inclusivité permet à des groupes de faire mine de tendre la main à des minorités, mais sans chercher à modifier leur structure à ceulles qu’ils prétendent inviter. L’histoire des changements sociaux n’a, jusqu’ici ,pas démontré que l’inclusion était autre chose qu’un piège pour appâter des cautions avant de les réduire au silence. La série Grossir le tarot défend que les gros-ses ne sont ni des métaphores ni des cautions.

Les 3 prochains articles seront publiés dans les semaines à venir !

Illus: tarot créé par Rose Butch, Next World Tarot,

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