Sorcières et féministes: irréconciliables?!?

Préambule

Quand j’ai commencé cet article il y a quelques mois, j’avais envie d’un texte trop parfaitement bien étayé : des tonnes de sources, des vérifications approfondies, etc. Comme toujours, les aléas de ma santé en décident autrement. L’article ci-dessous se révèle plus brut. Il est beaucoup plus court. Comme un chantier sur lequel je reviendrai, plutôt qu’un long essai super élaboré. Le temps de la réflexion permettant à l’agacement de décanter, le projet s’est redessiné. J’ai peu retravaillé mon argumentaire. Il est plus « rond » que l’idée que j’en avais à la base.

Le Daughters of the Moon Tarot, un tarot féministe rond pionnier publié en 1984, m’a inspirée des réflexions plus libres. Après avoir créé une vidéo de présentation dans laquelle j’articule certains arguments de ce texte, j’y suis revenue, j’en ai arrondi les angles, j’ai accepté qu’il ne serait pas ce que j’avais l’ambition de partager initialement. Il est cependant un complément à la vidéo.

Sorcières et féministes, le grand écart ?

J’ai constaté un usage généralement péjoratif de « la sorcière féministe ». On la considère comme un épouvantail. Dénigrée, elle ne serait

  • ni un-e sorcière aux yeux des un-e-s. En effet, sa posture serait exclusivement théorique/politique tandis que seules les pratiques feraient la sorcière.
  • ni un-e féministe aux yeux des autres. Soit parce qu’yel aurait succombé à un phénomène de mode soit parce que le féminisme se voudrait rationaliste, anti-religions, etc.

Cette incompréhension dérive des multiples significations tant de « sorcière » que de « féministe ». Des féministes ont beau clamer depuis des décennies qu’il n’y a pas un mais des féminismes, l’anti-féminisme est tel que des collisions cognitives semblent vouées à se produire dès que quelqu’un-e s’en réclame. L’histoire de chacun de ces termes est bien plus complexe que les émois qu’ils provoquent.

Comment en vient-on à prétendre que les féministes auraient volé ou souillé une sorcellerie prétendument intemporelle alors même qu’elles ont cherché à l’historiciser (d’un point de vue purement académique ou d’un point de vue pratique) ? Comment utilise-t-n des arguments anti-capitalistes pour nier toutes les pratiques de sorcellerie qui ont existé et qui existent encore ? Pourquoi certaines féministes sont-elles aussi réticentes à intégrer les liens, qu’elles ont passé des décennies à déconstruire, entre femmes et nature ? Une fois pelées les couches de construction sociale autour des « sorcières », des « femmes, du « genre », de la « féminité », faut-il tout jeter au compost ou peut-on goûter le zeste et reconstruire ou se réapproprier (reclaim) des éléments ?

Féminismes des années 70

Pour mieux comprendre pourquoi on agite à tort le spectre de « la sorcière féministe », il faut remonter aux années 60 et 70. Se déroulent alors parallèlement deux mouvements (dont je me garderai bien d’affirmer qu’ils n’étaient pas joints par de nombreux ponts).

1. L’histoire des femmes est politique. L’assignation des femmes à la sphère privée, aux travaux domestiques, à la reproduction est politique. Le personnel est politique.

Le manque de transmission que les féministes déplorent souvent a fait son œuvre. On attribue communément aux féminismes du 21e siècle d’avoir enfin mis le corps et les sexualités au cœur des luttes. C’est qu’on a la mémoire courte.

Note : Je n’entre pas dans un débat d’historien-ne-s sur la définition des vagues du féminismes, l’accent mis sur les ruptures plutôt que les continuités etc. Je schématise même volontairement.

Dans les années 70, on estimait pourtant déjà que l’innovation de ce néoféminisme, bein c’était justement qu’on parlait du corps, qu’on partait du corps pour fonder les luttes. On se réappropriait le corps, les savoirs sur le corps, la sexualité. Le tout dans une pluralité parfois déchirante.

Les chercheuses féministes développent à la même époque des women’s studies (ancêtres des études de genre) et s’emparent de l’histoire des femmes. La construction et la diffusion du savoir ne doiventt plus être l’apanage des hommes blancs de classe sociale privilégiée. Les regards se tournent vers un moment marquant de l’histoire : la chasse aux sorcières.

L’intérêt pour la persécution des sorcières émane simultanément de groupes d’action féministes et d’intellectuelles. On étudie comment le patriarcat a caricaturé « la sorcière », quels groupes sociaux il a visé,…. J’en profite pour épinglier une pionnière dans ce mouvement dont les recherches publiées ces dernières années sont incontournables pour creuser le sujet : Silvia Federici. Les féministes cherchent à revaloriser ces femmes qu’on a décrétées sorcières parce que déviantes, savantes et menaçantes. La sorcière comme « figure » intéresse parce qu’elle est à la fois victime du patriarcat, d’un arsenal mis en place durant les Temps Modernes pour contraindre par extension toutes les femmes à la subordination, ET une figure de puissance dont l’histoire est millénaire, celle des femmes qui n’ont pas accepté qu’on les prive de leurs connaissances, du contrôle de leurs propres corps voire de leur rapport à la nature.

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’approche qui se penche sur les sorcières et guérisseuses comme symbole de l’oppression des femmes 1/ n’est pas la seule approche, 2/ n’exclue pas la pratique de la magie, la défense de l’environnement ni une approche rituelle, spirituelle et/ou religieuse.

2. Ecoféminismes, mouvement de déesse

Le rapport à la nature est donc le tremplin vers l’écoféminisme.

Certes, il existe alors des mouvements féministes se réappropriant « la sorcière » davantage dans une optique

  • historique: le féminicide de la chasse aux sorcières ne visait pas prioritairement des « vraies » sorcières, il visait des femmes dangereuses pour la patriarcat, le capitalisme et le racisme + les procès, les productions artistiques et philosophiques les soutenant, la délation et autres ont fait régné la terreur sur toutes les femmes
  • et sociologique: l’assignation des femmes à la dite sphère privée, le contrôle de leur corps entre les mains des médecins-hommes, de leur argent par les hommes de leur famille, l’hétérosexualité obligatoire sont autant de préoccupations du néoféminisme enracinées, entre autres choses, dans le féminicide des sorcières.

Note : j’anticipe les critiques : oui, on sait qu’un pourcentage des victimes de la chasse aux sorcières sont des hommes blancs. Ça n’empêche pas que la propagande et la torture mises en place pour exterminer « les sorcières » visaient en premier lieu des femmes et que leurs conséquences ont touché avant tout les femmes. Pour les liens avec la colonisation, je vous encourage vivement à lire l’excellent « Caliban et la sorcière » de S. Federici.

L’écoféminisme ne tourne pas forcément le dos à « la figure de la sorcière féministe ». Je citerais particulièrement les travaux de Starhawk (voir Le temps des bûchers dans Rêver l’Obscur. Femmes, magie et politique, un chapitre à retrouver en lecture intégrale sur infokiosques https://infokiosques.net/spip.php?article1189).

Cependant, il ne se contente pas de cette figure. Sorcellerie, rituels, sacré et divin sont réinvestis, réappropriés, reclaimed (voir Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, une fois de plus dans la collection Sorcières aux Editions Cambourakis).

Parmi les axes qu’explorent certains écoféminismes entre les années 70 et 90 (ils ont bien évolué depuis et ils se sont bien développés en Europe) :

– Le lien entre l’exploitation de la nature par les humains et celle des femmes et de groupes minorisés. Il faut comprendre qu’un des soucis majeurs du féminisme a été la contestation de l’association du groupe social des femmes à la nature, à l’intuition, au corps, à la sensibilité. Les féministes se sont attachées à démontrer le caractère construit de ces associations de même que leur utilisation pour légitimer la domination masculine. Dès lors, un mouvement écoféministe qui ne rejette pas en bloc cette association, mais prétend qu’elle est source de puissance et de combats n’est pas toujours vu d’un bon œil par d’autres franges du féminisme. Même si, bien sûr, on peut penser la construction sociale et néanmoins revendiquer une réappropriation de ce qui nous est assigné. Bien sûr, il est trop simpliste de taxer tous les écoféminismes d’essentialisme (cf. Emilie Hache, Reclaim Ecofeminism ! dans opcit., pp 29-31)

Culte de la ou des déesses. Souvent perçue comme immanente mais pas forcément. Souvent en référence à des sociétés matrifocales qui auraient précédé le patriarcat mais pas seulement. Parfois avec une association de la déesse et du dieu (Wicca dianique). Souvent dans une conception cissexiste et normée réduisant femmes et déesses à des organes génitaux, au cycle des règles, à des prétendus cycles de la vie des femmes (en mode triple déesse : la jeune fille, la mère, la vieille dame) mais pas uniquement. Parfois avec des intonations jungiennes (et parfois avec un rejet total de cette approche, par exemple Starhawk dans Rêver l’Obscur). Souvent en lien avec le New Age mais pas forcément.

– Accent sur les structures, les formes, les modes d’actions non-hiérarchiques. La notion de puissance et l’empowerment dans ces mouvements = retrouver, se réapproprier, réinventer ce dont le patriarcat nous prive, mais jamais pour exercer du pouvoir-sur (la nature, les humain-e-s). Parmi les enjeux pour une spiritualité non-hiérarchique : dans la continuité des mouvements spirites, occultistes et de la wicca, ne pas placer sur un piédestal la haute magie noble, respectable et philosophique et dénigrer la sorcellerie, le travail avec les plantes, les rituels collectifs, le self-care, etc.

– Organisation de cercles de femmes, de rituels, de réseaux d’entraide + actions directes, contestation et résistance au niveau environnemental et féministe. On assiste autant à des approches purement spirituelles du féminisme (voire parfois uniquement new age) qu’à de l’activisme écologique grassroot.

3. Observations en vrac


Les points que j’ai relevés pour caractériser l’écoféminisme des années 70-90 sont ceux que je retiens de mes diverses lectures. Cette définition n’est pas le fruit d’une démarche scientifique. Si le sujet vous intéresse, je vous encourage vivement à lire/écouter/interroger des sources plus fiables 😉

Petite parenthèse pour revenir au Daughters of the Moon Tarot qui n’est pas spécifiquement écoféministe, mais qui le rejoint indéniablement sur le 2e et le 3e point. S’y ajoute l’importance de l’imaginaire pour envisager d’autres réalités (peu importe s’il y a eu un avant le patriarcat tant qu’imaginer cet ailleurs nous donne la force de construire un après sans les pouvoirs-sur). Envie de caser ici des théoriciennes féministes qui ne sont pas des écoféministes : Monique Wittig (La Pensée Straight mais d’abord son travail sur la mémoire et sur l’imaginaire dans Les Guérillères) et Audre Lorde (On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître)

Même si je mets en exergue deux approches afin d’illustrer les débats contemporains sur « la sorcière féministe », il ne faut pas perdre de vue l’extrême diversité des mouvements dont je traite. Il existe une grande perméabilité entre les féminismes. De tout temps.

Je traite davantage de la place du lesbianisme dans les féminismes des années 60 à 90 dans ma vidéo. Mais c’est clairement un sujet pour ma to do liste car il y a bien plus à en dire.

En guise de fin abrupte

Eh oui, cet article est réellement en chantier. Outre ces échos à ce que j’ai abordé dans la vidéo, j’envisageais également de traiter de divers sujets que je vous livre ici en full mode brouillon. Puissent-ils en inspirer d’autres plus à même d’articuler tout cela que moi;

  • Où en est-on aujourd’hui?
  • Un phénomène de mode?
  • Le capitalisme, le monde artistique, les cercles de femmes.
  • Projecteur sur des pratiques qui n’ont pas cessé : illusion encore de réinventer le féminisme tous les 20 ans.
  • L’urgence climatique.
  • Enormément de misogynie quand on juge les (jeunes) femmes qui s’intéressent à ces sujets.

Des personnes qui développent une pensée binaire, élitiste etc qui se sentent menacées dans les personnes queers, non-binaires et trans. tout en prétendant que les féministes ne s’intéressent à ces sujets que parce que c’est tendance, qu’iels piétinent la tradition, les grand-e-s mages tremblent pour leur chasse gardée!

  • Une porte d’entrée pour le féminisme ou pour le paganisme.

Féminisme édulcoré contre les féministes enragées
Dans l’intérêt éditorial et marketing pour ces questions, on s’en prend beaucoup au féminisme. Les écrits et productions qui tiennent le haut du panier sont majoritairement « ah le mélange complémentaire de masculin et de féminin, garant d’une société égalitaire dans le respect des différences » (fatigue !), de mecs violents sur la défensive derrière leur bouclier « hashtag masculin sacré et ma part de féminin fait de moi un féministe ».

Hashtag je ne suis pas une féministe en colère.

C’est une bonne chose d’avoir commencé cet article en affirmant qu’il n’y a pas un mais des féminismes, parce que ces fantasmes d’égalité entre « masculin et féminin » sous couvert de queer ou de féminisme ont le don de m’énerver. Même en résistant à la logique d’une histoire qui marcherait vers le progrès et donc aux lieux communs du style « c’est le retour au moyen-âge/ 40 ans en arrière », c’est avec amertume qu’on constate que la richesse des recherches en études de genre n’a pas percolé davantage. Un certain féminisme complémentariste, essentialiste, hétérociscentré en vogue dans les années 70 n’appartient pas au passé.

Queer? Mon popotin, oui!
Pour schématiser dans une interprétation du queer qui n’est pas la mienne, le queer a réinvesti la féminité et la masculinité comme des éléments construits, mais néanmoins empuissançants dès lors qu’ils seraient détournés, réappropriés, subvertis par les minorités sexuelles et de genre. Le queer a surtout cherché à multiplier féminités et masculinités comme de larges spectres, des palettes variées indépendantes du sexe et de la sexualité. Ce queer (tel qu’on le concevait surtout dans les années 90 et 2000), cette étrangeté, cette anormalité a voulu rompre radicalement avec une binarité, une complémentarité des sexes et genres qui sont la norme.

Une norme dont le masculin et le féminin aussi sacrées ou psychanalytiques soient-elles ne sont que le prolongement.

Les rôles de genre associés à ce féminin et ce masculin qui seraient des principes dénués de corporalité prouvent bien le sexisme, l’hétérocissexisme, de ce type de pensée. Eh, les cishétéros, les approches psychanalytiques et jungiennes de « on a tou-te-s une part de masculin et de féminin », c’est pas queer hein ! Merci de ne pas voler nos existences pour donner un vernis progressiste à vos idées !

Réconciliations.

Queer et écoféminisme ne se rencontrent-t-ils pas dans un souhait de dénoncer les rôles, les catégories, les pouvoir liées, notamment, au genre, sans s’en débarrasser totalement ? Le souci de se réapproprier anime ces deux mouvements pluriels. Pour eux, tout ce qu’a touché le patriarcat n’est pas foncièrement bon à jeter. Au lieu d’attendre une (utopique ?) révolution, ils s’emparent des outils à disposition qu’ils dépoussièrent tant bien que mal afin de construire, d’inventer, de contester. Ils sont autant réappropriation que résistance.

Questionnements soulevés: constructionnisme, part d’innés, prédétermination, enchantement du monde

Mon positionnement. Je ne cherche pas forcément à réconcilier les deux.

Je suis féministe de longue date. Mon parcours de féministe éclaire forcément mon approche de la spiritualité. Ce point de vue traverse mes partages. Ma spiritualité ne s’y réduit pas. Par contre, partant du constat de lacunes dans ce domaine, je transmets les points de rencontre et de friction entre ces domaines. En tant que polythéiste, ma divinité tutélaire est Hékate, reine des sorcières, protectrices des espaces liminaux et de la marginalité. Ma pratique spirituelle ne peut donc se passer de féminisme, de queer, de justice sociale.

Honnêtement des « sorcières féministes » qui sont des méchantes féministes qui s’emparent de « la sorcellerie », une pratique pure, isolée de tous les rapports de pouvoir, se détournant des profanes préoccupations de justice sociale, je n’en connais. Pas plus que je ne connais « la sorcellerie ». S’il y a bien un pont qui unissait les féministes sorcières et les sorcières féministes de la deuxième vague, c’est la clameur de « le personnel est politique ». Tout est politique. Les rapports de pouvoir, les systèmes de domination traversent tout. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a ni personnel, ni intime, ni individualité, mais qu’elles n’existent pas au dehors de ces rapports.

A partager: bibliographie sélective

2 réflexions sur « Sorcières et féministes: irréconciliables?!? »

  1. Bonjour, Cathou,
    Quelle belle découverte !
    Je pratique ce tarot, (inconnu en francophonie…) depuis si longtemps, je suis ravie de vous lire !
    (un peu en diagonale, je l’avoue, mais j’ai hâte de prendre le temps de relire tranquillement)
    Il y a quelques années, nous l’avons traduit, très artisanalement…
    Et pour les cartes, nous les faisions venir des Etats-Unis par la soeur d’une copine, qui y habite,
    mais le site a l’air d’avoir disparu…
    Savez-vous où nos pouvons nous en procurer ?
    Au plaisir de plus communiquer sur ce sujet avec vous,
    Isabelle
    http://www.yoni-yoga.com/tantra/

    Aimé par 1 personne

    1. Oh waw, c’est génial pour la traduction et la circulation de ce tarot!
      Il semblerait qu’il était possible de se procurer le tarot auprès de son autrice Ffiona Morgan. Malheureusement, elle est décédée il y a quelques mois: https://www.legacy.com/us/obituaries/registerguard/name/ffiona-morgan-obituary?pid=197600021
      J’ai acheté la copie en néerlandais sur le site tarot.nl, mais je n’ai aucune piste pour la version en anglais… 😦
      A bientôt!

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