Grossir le tarot / Hein? « Queeriser » le tarot? C’est quoi ça?

Voici enfin les traductions de mes chroniques Fat Tarot ! On commence par Queeriser le tarot dans une perspective de libération de la grosseur. Derrière ce titre cryptique, la première partie traitera de ce qu’est le queer, en particulier au regard de l’activisme gros et queer, puis des enjeux qu’il représente pour le tarot. Il faudra attendre les traductions suivantes pour plonger dans le vif du sujet. La minceur du tarot, ce qu’est la grossophobie, sa présence dans les tarots seront les thèmes des articles suivants.

Ce premier article en particulier diffère de l’article original qui fait ici l’objet d’une traduction revue et complétée (pom pom pom). Au lieu de se pencher sur les différentes acceptions de queer selon que l’on soit anglophone ou francophone, cette version sensibilisera lae lectrice aux usages du terme en français. Dès demain, tu pourras lire la deuxième partie qui pensera le tarot queer.

Qui est queer ? Et qui est votre cartomancienne ?

Nous devons reconnaître et prendre en compte nos propres positions sociales afin de rendre queer notre pratique du tarot. Comprendre les rapports de pouvoir revient aussi à se situer par rapport à eux. Pas de compétition, laissons ça aux personnes de pouvoir, mais plutôt une compréhension, une exposition, une utilisation et, finalement, la perte de nos privilèges. Comme nous le développerons, ce qui apparaît comme naturel, comme un fait qui se passe d’explication, masque souvent une position de pouvoir. Par exemple, quand blanc est considéré comme la couleur de peau standard (comme la soi-disant couleur « chair » ou « nude » en maquillage ou habillement), quand tous les personnages d’un tarot sont minces, quand toute personne est supposée cis ou hétéro par défaut jusqu’à son coming-out. Il n’y a rien de « naturel » dans nos positions sociales. Rien de tout cela n’est anodin. Tout cela relève d’un racisme, d’une grossophobie et de LGBTphobies systémiques. Nos positions sociales demandent à être explicitées. En tant que cartomancien-ne-s, nos blogs et chartes éthiques sont un bon point de départ.

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En un sens, il est bien plus facile pour moi de me présenter en tant que tireuse de tarot queer gouine grosse fem en insistant sur ces positions de domination que de livrer mes positions dominantes. Et ce, alors qu’elles en disent long sur ce qui m’a amenée au tarot, ma façon de lire les cartes et l’éventuelle visibilité/crédibilité/rémunération qui peut en découler.

Je vais donc commencer par là. Je suis Cathou. J’ai réalisé un rêve en publiant la version anglaise de mes chroniques consacrées à « Grossir le tarot » en 2018 sur invitation de Beth Maiden, responsable du site Little Red Tarot, qui avait repéré mes centres d’intérêt sur instagram. J’ai 34 ans. Je suis blanche. Je suis cisgenre. Je suis une lesbienne (qui aime bien s’approprier le mot gouine) fem. D’un côté, mon expérience fem est plutôt non-binaire (si tu es perdu-e ici, je te conseille de parcourir mon zine sur ce thème). D’un autre, je m’identifie fortement à la catégorie sociale des femmes et on me perçoit comme telle. Je suis issue du milieu agricole de Wallonie. De la classe moyenne découle, dans une certaine mesure, un filet de sécurité. Après l’université, j’ai commencé à travailler dans le secteur associatif à Bruxelles, où je vis depuis 12 ans. Je me suis progressivement familiarisée avec les études de genre et le militantisme féministe et queer.

Je suis atteinte de la forme hypermobile du syndrome d’Ehlers-Danlos, une maladie chronique héréditaire. En gros, le collagène, la colle de notre corps, qui se trouve un peu partout, ne fonctionne pas comme pour une personne valide chez les SEDistes, ce qui se manifeste de diverses façons. Récemment diagnostiqué, le SED affecte plus ou moins lourdement mon quotidien selon les périodes. Ma santé mentale est stabilisée depuis environ 7 ans. Ça a nécessité de ne travailler qu’à temps partiel. Elle continue donc d’avoir un impact direct sur mes revenus. Auparavant, j’ai été suicidaire pendant 15 ans. J’ai connu des épisodes psychotiques. IMG3Je suis trichotillomane. Ça veut dire que je m’arrache les cheveux. Cette « manie » qui a été ingérable pendant des années est désormais « sous contrôle » car je me tonds les cheveux. Ils ne repousseront toutefois pas « normalement ». Je porte des perruques. J’adore les perruques.

Ces expériences influencent ma pratique du tarot. Même si je bosse sur mes privilèges, je foire bien plus souvent que je ne le voudrais. Bien souvent, je dois me contenter d’imaginer ce que l’expérience de quelqu’un-e d’autre doit être. Bien souvent, j’ai du mal à avoir l’humilité de dire « je n’en sais rien ». Souvent, je n’ai pas les nuances pour m’adresser pertinemment à des consultant-e-s trans ou racisé-e-s. En tant que cartomancien-ne queer, prenant en compte nos positions sociales, on doit s’engager à essayer de s’améliorer, à intégrer l’échec et à rêver et créer une autre réalité.

Queeriser le tarot ? Mais, c’est quoi queer d’abord ?

Histoires et contextes

Il y a de nombreuses façons de comprendre ce mot. Cette multitude d’usages est autant sa force, sa liberté, sa capacité à surnager, que son point faible. Jamais complètement cerné, il s’épuise. Aisément approprié par les personnes concernées, il l’est tout autant par des entreprises commerciales ou des personnes qui cherchent simplement à paraître plus cool ou déconstruit-e-s. Jusque dans les années 80, ce mot anglais, qui signifie « bizarre », était avant tout une insulte qu’on adressait aux personnes non-hétérosexuelles et non-cisgenres (un terme qu’on n’utilisait d’ailleurs pas encore). Dans un souci de renversement du stigmate, des activistes ont revendiqué ce terme, tout comme on le fait par exemple avec gouine et pédé. Comment pourrait-il nous démolir si nous l’arborons fièrement ? Cette démarche relève aussi d’un refus total de l’assimilation dans des rôles et des normes dominantes. Elle proclame : vous nous jugez anormales-aux, eh bien, nous n’aspirons pas à votre normalité, nous occupons la marginalité. Cette marginalité sert d’ailleurs très bien à discerner le « centre », autrement dit ce qui est rarement contesté ou observé, ce qui est considéré comme immuable, alors qu’il est une construction de tous les instants.

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Les définitions du queer – adjectif, nom et verbe – n’ont cessé d’évoluer. Inutile d’essayer d’en faire quelque chose de simple. Des académiques se sont saisi-e-s du concept. Dans le domaine des cultural studies, il sert à décrypter les représentations. En philosophie, par exemple avec Judith Butler, il permet de remettre en question la construction du genre, du sexe et de la sexualité, invoquant des concepts comme la performativité du genre, c’est-à-dire qu’il doit sa réalité à des énonciations et répétitions constantes, et les performances de genre, qui rendraient plus explicite cette construction et, par-là, offriraient la possibilité de la subvertir. Bon… c’est très caricatural, j’en suis désolée pour les personnes un peu paumées. Mon propos n’est pas de faire un cours de queer, ce dont je serais incapable. Si vous voulez relever mes erreurs et mes approximations, direction les commentaires et un grand merci d’avance ! ❤

Enfin, toujours est-il, que, avec des années de retard, le queer a débarqué en Europe francophone dans le courant des années 2000 par le biais de la traduction de textes universitaires souvent cryptiques pour lae commun-e des mortel-le-s. Les pamphlets de Queer Nation sont alors passés à la trappe. Les actions dites sex-positives le sont souvent. Ou alors ce sont les seules qu’on retient à travers les performances et les fêtes d’un petit milieu parisien désigné péjorativement par les plus anarchistes des queers comme « queer paillettes » et jugé privilégié et déconnecté d’un bon nombre de vécus queers. Il faut alors du temps pour que le queer percole et se diffuse, pour que les académiques en comprennent les acceptions « de terrain » et pour que ces différents usages (militants, artistiques, académiques) se rencontrent ou clashent. C’est un peu étrange comme cheminement. Je ne suis toujours pas certaine d’y voir clair, je le concède sans embarras.

Faut-il en conclure que la réappropriation de l’insulte se perd dans la traduction, tout comme l’histoire des luttes queer ?  Queer est devenu progressivement une façon branchouille de désigner la communauté LGBT+ blanche. D’ailleurs, ça sonne tellement cool que des cishétéros n’hésitent pas à l’utiliser pour eulles-mêmes. Un terme résolument excentré ne cesse d’être happé par la normativité. La force centrifuge le broie-t-elle ou, au contraire, le renouvelle-t-elle ? Les luttes queers étaient-elles une erreur en elles-mêmes ? Queer peine à demeurer un signe de ralliement politique. Force est de constater que le glissement dépolitisé s’effectue d’autant plus facilement que l’histoire du terme est mal transmise. Faut-il cesser d’utiliser le terme queer ? Si on l’utilise, comment le faire avec pertinence ?

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Pratiques du queer

Pratiques et critiques

Je puise mes pistes de réponse du côté des personnes queer gros-ses, racisé-e-s et/ou trans qui ont choisi de le revendiquer. Une perspective queer nous aide à comprendre comment les normes, en particulier les normes corporelles, nous affectent individuellement et en tant que communauté. Il nous rassemble autour d’une approche partagée non-cishétéronormée. C’est un point de rencontre. Certes, l’hétérocispatriarcat nous fait violence, mais on se retrouve, on célèbre, on s’entraide, on se lie, queers, dans des espaces un peu plus « safes » où nos identités multiples peuvent hurler et chanter, où se rencontrent la rage, l’amour, le désespoir et la joie.

Cette approche apparaît parfois comme insuffisamment matérialiste ou dans le déni des rapports de pouvoir. Certain-e-s de nos « allié-e-s » gauchistes et/ou anarchistes ont décrété que nous n’étions pas assez révolutionnaires, à l’aune de leur grille d’analyse. Yels affirment que nous sommes obnubilé-e-s par la communauté et les représentations au lieu de nous occuper de la « vraie lutte ». Je suppose que la « vraie lutte », c’est un truc genre : détruire les systèmes d’oppression que sont le capitalisme, le racisme et le sexisme là maintenant tout de suite. Ça me paraît impalpable même si ça les garde fort fort occupé-e-s (de façon très « productive » quoi).

Je vais vous raconter une anecdote pour illustrer mon propos. Une de ces « vraies révolutionnaires » a un jour claqué à un collectif queer de militantisme gros dont je faisais partie que nos groupes de parole revenaient à s’enfermer dans une insignifiante thérapie collective au lieu de lutter vraiment. C’était il y a plus de cinq ans. Les personnes grosses n’existaient pas du tout en tant que communauté. Dans une intériorisation de la stigmatisation de la grosseur, on peinait à se retrouver en tant que groupe social. La plupart des études sur la grosseur sont des essais pathologisants dans la veine médicale ou psychanalytique. Les commentaires sur nos corpulences sont généralement des jugements moraux et des cris de panique moralistes. Grâce à des groupes de parole, nous pouvons nous réapproprier les savoirs sur nos corps et sur nos vécus. La mise en commun des discriminations subies les objective. Notre espace de rencontre agissait comme un levier. Il était essentiel pour rassembler.

IMG1L’activisme queer ne se résume pas à la création de communautés. Ceci dit, la mauvaise image de toute initiative communautaire (par opposition à un universalisme qui nie les différences entretenues par les systèmes de domination) en Europe francophone, en particulier en France, devrait nous mettre la puce à l’oreille quant à l’utilité inhérente du rassemblement en communauté en matière de résistance et de désobéissance. L’activisme queer se ramifie en actions directes, manifestations (moins excluantes, pour les personnes handies notamment, que les « vraies » manifs), hackings, écritures et bien d’autres. Et puis, de toute façon, la création d’espaces par et pour les queers n’est-elle pas révolutionnaire en elle-même ? Les militant-e-s queers sont convaincu-e-s que le changement peut se dérouler là maintenant tout de suite au niveau local, là où une certaine gauche radicale tente de mener une révolution sans auto-réflexivité. Ces personnes enclines à critiquer le queer ne s’interrogent pas sur les formes d’organisation de leurs mouvements ou sur leur éventuelle institutionnalisation. C’est la garantie d’un monde post-révolution où certaines structures de pouvoir seront intactes. On les connaît tou-te-s hein, malgré l’omerta de rigueur, les leaders charismatiques de gauche profondément misogynes ou les directrices d’assos féministes qui harcèlent leurs employées à tout va.

Affirmation d’alternatives

Si l’activisme queer investit la création d’alternatives plus justes, plus équitables, dès à présent, ça se retrouve incontestablement dans son usage du tarot, des rituels magiques, des corps de sorcières. Il arrive que le sens de la réappropriation de l’insulte « queer » par les militant-e-s trans, bi-e-s, lesbiennes et gaies des années 80 nous semble perdu. Il arrive qu’on baisse les bras parce que le terme est largement dévoyé. Mais il doit rester le cri de ralliement des personnes qui ne sont pas cishétéros. A nous, gouines, trans, bi-e-s, pédés, de revendiquer aussi ce qui fait la spécificité du queer. Le queer expose la construction et la codification des corps. Tout comme le sexe, tout comme la sexualité, tout comme le genre, il investigue comment les systèmes de domination font, défont et disciplinent les corps et comment nous – personnes, groupes sociaux et collectifs – pouvons y résister. Queer, c’est la résistance aux normes hégémoniques et à l’assimilation (même s’il n’est de communauté sans normes). Il participe à mettre à mal les systèmes qui oppressent. Être queer ne saurait distraire de la lutte contre le capitalisme, la suprématie blanche, la minceur obligatoire, le validisme, l’âgisme, le colonialisme, etc. Être queer, c’est combattre tout en ménageant du répit dans la survie et des alternatives qui n’attendent pas un hypothétique avenir meilleur.

img2Ce queer qui déborde allègrement le(s) genre(s) et les sexualités demande : comment pouvons-nous encore accepter de considérer la grosseur exclusivement sous l’angle de la santé ou de la maladie alors que les discours médicaux pathologisants ont soutenu l’homophobie et la transphobie, parfois légalement ? Comment pouvons-nous considérer le handicap comme quelque chose qu’il faut réparer ? Comment les politiques de désirabilité et de consommation qui affectent nos vies queers se mêlent-elles aux autres injonctions liées au corps ? Le tarot fonctionne avec des symboles et des représentations. On ne peut pas faire abstraction de ces questions non plus. Le tarot en général a à y gagner, pas uniquement le tarot queer ou le tarot par et pour des queers.

Mais ça, c’est pour l’article suivant! A demain!

Illustrations: Alice ImpellizzeriCristel Grimonpont.

 

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