Comment gérer l’omniprésence de la haine à l’égard des gros-ses?

publication initiale sur mon blog Grosse Fem: 31/07/2017

CW TW/avertissement de contenu déclencheur: exemples de grossophobie et de déshumanisation des personnes grosses

La confrontation indirecte à la haine des gros-ses me met régulièrement dans un état où tristesse, colère et profonde angoisse se mêlent. Un état difficile à transmettre et souvent mal compris. Je parlerai ici en particulier de grossophobie rencontrée à la lecture de livres ou d’articles, en assistant à un spectacle, en découvrant des œuvres dans un musée. Comment réagir ? Comment faire la part des choses entre le message qu’essaie de faire passer l’auteur-e/rice et le simple étalage de son dégoût et/ou de ses préjugés ?

Avant tout, je voudrais qu’on ne me demande pas de sortir de mon état de choc aussi vite que possible. Je ne peux et ne veux pas répondre à l’injonction d’encaisser, de digérer instantanément pour faire preuve du courage nécessaire afin d’expliquer calmement et simplement ce qui me pose problème. Je voudrais (dans mes rêves les plus fous) que les personnes non directement concernées qui nous soutiennent dans la lutte contre l’oppression des gros-ses fassent cette démarche d’explication pendant que je me remets tranquillement. Exiger de nous qu’on soit dans l’hyperréactivité, complètement impassible, posé-e et rationnel-le, c’est se méprendre sur l’impact des (micro)agressions que nous subissons. Ce qui apparaît aux yeux de certain-e-s comme un exemple anodin de grossophobie ordinaire est, pour de nombreuses personnes grosses, la troisième caricature qui passe dans notre feed en une heure ou bien elle fait suite à une énième photo prise sans notre consentement dans l’espace public. Ce n’est pas une micro-agression isolée. Elle s’inscrit dans un continuum qui nous laisse peu de répit.

Par ailleurs, amener la carte « mais la personne qui fait preuve de grossophobie est soumise au quotidien à insérer ici une oppression », comme si ça la dispensait de penser de façon intersectionnelle ou d’être attentive aux oppressions des autres, n’est en aucun cas une réponse adéquate. La compétition des oppressions ne résout rien. Dans le même ordre d’idée, penser que le patriarcat et/ou la suprématie blanche et/ou le capitalisme sont des systèmes de domination plus importants que les autres ou qui engendrent les autres n’est à mes yeux qu’un alibi de plus. Il autoriserait à nier des oppressions jugées « mineures » comme les LGBTI+phobies (générées par la structure hétéronormative), l’handiphobie (générée par le capacitisme/validisme obligatoire), la grossophobie, les oppressions spécifiques de certaines personnes racisées : réfugié-e-s, noir-e-s, personnes issues de l’immigration postcoloniale, etc. Ce raisonnement efface également les interactions entre les systèmes de domination – aucun n’opère indépendamment – et invisibilise les personnes qui sont concernées par plusieurs. Prenons pour exemple les tenants des discours qui considèrent l’homosexualité, les transidentités, la dépression et autres maladies mentales, la grosseur comme « des maladies de blanc-he-s/de riches ou des produits de la colonisation/du capitalisme ». Cela se traduit par une homogénéité de certains collectifs qui mettent au placard de leurs luttes les embarrassantes personnes « qui cumulent ». (Les textes de Charlotte Cooper sur les luttes de gauche (radicale) et les personnes grosses sont indispensables à ce sujet: http://obesitytimebomb.blogspot.be/2016/05/fat-activism-class-and-left.html)


Pour en revenir à mes moutons… La tristesse qui s’empare de moi face à des mots ou images grossophobes est indescriptible. Entre l’envie de hurler et celle de pleurer, j’en viens à me prostrer. Toute mon énergie me quitte en quelques minutes. Je suis épuisée et titubante, je regarde dans le vide. Quand j’arrive à parler, c’est souvent avec les intonations et les expressions qui ont caractérisé mes crises psychotiques pendant des années. Peu intelligibles pour les personnes qui en sont témoins. Une des seules choses que je suis alors capable de faire, c’est de prendre le clavier. En quête de témoins et de prise en considération, en imparfait produit de mon époque, je poste alors mon ressenti brut sur les réseaux sociaux. Les traces sont souvent effacées après quelques secondes lorsque je me rends compte que je n’aurai pas la force de gérer les réactions. Il m’arrive de ne pas avoir ce réflexe. Je me vois rapidement contrainte de développer, d’expliquer et de me mettre en colère. L’état de choc qui fait suite à la confrontation à la haine des gros-ses peut durer deux heures comme plusieurs jours. Egalement la durée dont j’ai besoin pour remuer mes émotions et ma capacité d’analyse et éventuellement écrire un article plus ou moins construit sur la question.

J’ai décrété avec défaitisme à de nombreuses reprises ces derniers mois : je ne suis pas très branchée littérature, je n’ai pas envie de lire, les séries sont pas trop mon truc, j’aime pas les films. Aujourd’hui, je m’interroge sur la part de lassitude à l’égard de la grossophobie dans ces constats blasés. Que ce soit dans les séries (fictionnelles ou de téléréalité), dans les romans ou autres productions culturelles, les personnages gros sont 1/ rares, 2/ quand yels existent, très largement stéréotypés. J’en ai déjà parlé çà et là, on attend souvent des gros-ses qu’yels incarnent (littéralement) les clichés qui circulent à leur sujet. C’est d’autant plus vrai pour des personnages.

Les procédés narratifs fonctionnent largement avec des généralisations et des jeux – subtils ou grossiers – sur les préjugés d’une société ou d’un groupe donnés. En ce qui concerne les personnages gros, on tire allègrement sur ces ficelles. Fainéant-e, profiteur-se (à croiser avec les dimensions de classe, de race et de genre, par exemple dans les productions culturelles états-uniennes), gourmand-e, marrant-e mais cocon-ne, pas baisable (ou lesbienne parce que pas cautionnée par le male gaze), plutôt crado, avec une soif sexuelle insatiable (en raison de son indésirabilité), avec des troubles alimentaires (alors que, tragiquement, on prend peu en compte les personnes grosses dans la prise en charge des troubles alimentaires comme l’anorexie et la boulimie), connaîtra l’amour quand yel se débarrassera de ses kilos dits « en trop ». J’en passe des meilleures, des vertes, des pas mûres et des franchement pourries. Autant vous dire que, même avec la meilleure volonté du monde, j’ai vraiment du mal à accrocher. Je pars donc de la posture dépitée de celle qui ne croit plus en la possibilité de trouver quelque chose qui lui parlera. Ma dignité ne sort en effet pas indemne de ces lectures et visionnages. Récemment, plusieurs personnalités grosses états-uniennes ont entrepris des opérations chirurgicales de perte de poids. Sans juger leur choix, force est de constater que cela réduit encore le champ des possibles.

A force de répétitions et d’incarnations des stéréotypes par les personnages, ils deviennent de plus en plus prégnants dans nos existences. Performativité des normes corporelles. Ainsi, parmi les raisons qui gardent les personnes grosses hors des salles de gym : (la peur de) les moqueries (hors de question pour moi d’y mettre un pied sans revivre toutes les remarques blessantes assénées par mes profs de sport à l’école), du matériel et des vêtements peu adaptés voire introuvables, mais aussi et surtout l’intériorisation de notre incapacité à nous déplacer ou à faire du sport (en particulier sans viser une perte de poids). Il y a des personnes grosses qui ne peuvent/veulent pas faire du sport et ce n’est absolument pas un problème. Yels sont des gros-ses aussi fabuleux-ses que les autres. Il y en a aussi qui aimeraient pouvoir le faire, mais ont intégré les messages relatifs à leur nullité/incapacité jusqu’à les faire advenir. Les alternatives prenant en compte notre corpulence, nos traumatismes et l’impact des préjugés sont un soulagement incroyable. Matez plutôt :

En tout cas, j’ai un mal pas possible à être confrontée à des préjugés grossophobes parce qu’ils sonnent pour moi comme des prophéties qui pourriront ma vie et celles de plein d’autres gros-ses à mesure qu’elles se répètent et se consolident dans les esprits.

Avant de partir en vacances à la campagne, j’ai acheté un roman qui figurait sur ma liste de lecture depuis sa sortie, « Les sorcières de la République » de Chloé Delaume, non sans rappeler à ma libraire que non vraiment je n’aime pas trop lire. J’ai gravement kiffé les 62 premières pages, confortablement installée dans le jardin de mes parents. Quand soudain :

lire sur https://cathoutarot.blog/wp-content/uploads/2017/07/20170730_183419.jpg

Non, mais non mais juste : non quoi ! C’est toujours délicat de critiquer des œuvres littéraires parce qu’on nous arguera immanquablement que : « c’est pas l’autrice qui parle hein, c’est la narratrice/le personnage, ça a trop du sens dans l’intrigue, ça sert le propos, tu comprends c’est une variation sur la mythologie, c’est pour ça que c’est gratuitement trash ». Ouais et moi, j’ai foutu 20 boules dans un bouquin que je vais pas lire. Et moi, ça m’a fait sombrer dans une angoisse douloureuse. Alors, sérieux, j’en ai rien à foutre des intentions de l’autrice et je vais juste vous partager ce que je ressens. Si ça vous dérange, considérez juste comme le suggère cet extrait que ma laideur/grosseur ont eu raison de mon cerveau « à peine plus gros qu’une noix » (amers relents eugénistes et racistes), que je suis trop bête pour apprécier l’art et la littérature et laissez-moi bien rangée dans votre petite case.

Nous sommes des invivables qui survivent (mais pas dans les romans). Nous sommes dérangeant-e-s et turbulent-e-s. Gênant-e-s. Mais d’humanité, ça, nous n’avons guère. Nous sommes les monstrueuses. Nous sommes les freaks. Nous sommes les sorcières. Votre dégoût transparaît. Il dégouline à travers les lignes. Dans le cas de ce roman, on passe d’un humour cynique, délicat et puissant à la fois, à ce passage. Paf, d’un coup. La délicatesse n’est plus. Le mépris est affiché. Tristement ordinaire. Notre corps est « infranchissable » (quelques semaines seulement après le coup de la drag queen qui « ironisait » sur l’impossibilité de trouver sa chatte ou de pénétrer dans son vagin ). Nous sommes mortes avant de l’être, notre gras devenu « couenne ». Nous sommes celles dont « on ne peut rien faire », on nous viole, on nous écartèle, on nous torture. Grosses. Voilà, c’est tout. Dans la littérature comme dans la rue, nous sommes des « baleines ». Je m’en moque que ce soit de la littérature. Tout ce que je lis, c’est la continuité de ce que j’entends tout le temps et ça fait mal. Est-ce que j’attends d’un ouvrage féministe qu’il soit « safe » ? Non ! Est-ce que je souhaite ne jamais être confrontée à la violence qui constitue le monde ? Non ! Mais j’aimerais que les références aux violences aient un sens, une intention, une dénonciation en ligne de mire.

Puis, il y a grossophobie et grossophobie. Les livres d’Harry Potter fonctionnent beaucoup sur celle-ci. Les personnages gros le sont parce que leur grosseur symbolise quelque chose dans l’histoire : appât du gain, bêtise, laideur, mode de vie petit bourgeois. Détails? Ici. C’est épuisant. Toutefois, cette série, ce sont mes livres refuges. Mes doudous. Entre ce type de grossophobie ordinaire et celle qui est empreinte de violence, les étapes sont rapidement franchies. Dans un continuum de violences anti-gros-ses qui escalade, des violences qui sont partout…

Ligne bancale entre, d’un côté ce qui me choque et que je peux gérer et de l’autre, ce qui me déclenche une angoisse et une colère qui se traduisent par des tremblements et un dégoût de ma propre existence dans une société où je suis à la fois négligeable (et négligée si on en croit les stéréotypes) et écœurante. Parce que je suis mais que je ne devrais pas. « Morbide », dit-on. Ce corps est inhabitable.

Merci à la glorieuse Beth Ditto, à des séries comme Mad Fat Diary et bien d’autres de me/nous redonner la vie. Merci de nous laisser exister en dehors des clichés. Merci de ne pas les laisser nous déshumaniser.

 

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